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— Je ne peux pas. Je vais au concert ce soir.

— Eh bien, passe après ton concert. Je travaille tard dans la nuit, si tu t’en souviens.

— Je ne peux pas, c’est en Normandie.

— Tiens, dit Ariane en interrompant son geste. Quel est le programme ?

— Je n’en sais rien.

— Et tu vas jusqu’en Normandie pour écouter sans savoir ? Ou bien tu suis une femme ?

— Je ne la suis pas, je l’accompagne courtoisement.

— Tiens. Eh bien passe à la morgue demain. Pas le matin. Le matin, je dors.

— Je m’en souviens. Pas avant onze heures.

— Pas avant midi. Tout s’accentue, avec le temps.

Ariane se rassit sur le bout de la chaise, en une position provisoire.

— Il y a une chose que j’aimerais te dire. Mais je ne sais pas si j’en ai envie.

Les silences n’avaient jamais embarrassé Adamsberg, si longs soient-ils. Il attendit, laissant courir ses pensées vers le concert du soir. Il s’écoula cinq minutes, ou dix, il ne le sut pas.

— Sept mois plus tard, dit Ariane soudain décidée, l’assassin est venu faire des aveux complets.

— Tu parles du gars du Havre, dit Adamsberg en levant les yeux vers la légiste.

— Oui, de l’homme aux douze rats. Il s’est pendu dans sa cellule dix jours après sa confession. C’est toi qui avais raison.

— Et tu n’as pas aimé cela.

— Non, et mes supérieurs encore moins. J’ai manqué ma promotion, j’ai dû l’attendre cinq ans de plus. Soi-disant que tu m’avais apporté la solution sur un plateau, soi-disant que je n’avais rien voulu entendre.

— Et tu ne m’as pas prévenu.

— Je ne savais plus ton nom, je t’avais effacé, jeté au loin. Comme ton verre.

— Et tu m’en veux toujours.

— Non. C’est grâce aux aveux de l’homme aux rats que j’ai commencé mes recherches sur la dissociation. Tu n’as pas lu mon livre ?

— Un peu, éluda Adamsberg.

— C’est moi qui ai créé le mot : les tueurs dissociés.

— Oui, rectifia Adamsberg, on m’en a parlé. Des personnes coupées en deux morceaux.

Le médecin eut une grimace.

— Disons plutôt des individus composés de deux parts non emboîtées, l’une qui tue, l’autre qui vit normalement, les deux moitiés s’ignorant l’une l’autre, plus ou moins parfaitement. Très rares. Par exemple cette infirmière arrêtée à Asnières il y a deux ans. Ces assassins-là, dangereux, réitératifs, sont presque impossibles à déceler. Car ils sont insoupçonnables, y compris par eux-mêmes, et redoutables de précautions dans l’action, tant ils craignent que l’autre moitié d’eux-mêmes ne les repère.

— Je me souviens de cette infirmière. Selon toi, c’était une dissociée ?

— Presque impeccable. Si elle ne s’était pas cognée dans un flic de génie, elle aurait poursuivi ses massacres jusqu’à sa mort et sans même s’en douter. Trente-deux victimes en quarante ans, sans bouger un cil.

— Trente-trois, rectifia Adamsberg.

— Trente-deux. Je suis placée pour le savoir, je lui ai parlé pendant des heures.

— Trente-trois, Ariane. C’est moi qui l’ai arrêtée.

La légiste hésita, puis sourit.

— Décidément, dit-elle.

— Et quand le tueur du Havre éventrait les rats, il était l’autre ? Il était la partie n°2, la partie tueuse ?

— La dissociation t’intéresse ?

— Cette infirmière me préoccupe, et l’assassin du Havre est un peu le mien. Comment s’appelait-il ?

— Hubert Sandrin.

— Et quand il a avoué ? Il était l’autre aussi ?

— C’est impossible, Jean-Baptiste. L’autre ne se dénonce jamais.

— Mais la partie n°1 ne pouvait pas parler non plus, puisqu’elle était ignorante.

— C’était toute la question. Pendant quelques instants, la dissociation a cessé de fonctionner, l’étanchéité entre les deux hommes s’est brisée, comme une lézarde fend un mur. Par cette faille, Hubert n°1 a vu l’autre, Hubert n°2, et l’effroi lui est tombé dessus.

— Cela arrive ?

— Presque jamais. Mais la dissociation est rarement parfaite. Il y a toujours des fuites. Des mots saugrenus sautent d’un côté du mur à l’autre. L’assassin ne s’en aperçoit pas mais l’analyste peut les surprendre. Et si ce saut est trop violent, il peut se produire une rupture du système, un crash de personnalité. C’est ce qui est arrivé à Hubert Sandrin.

— Et l’infirmière ?

— Son mur tient le coup. Elle ne sait pas ce qu’elle a fait.

Adamsberg parut réfléchir, passant son doigt sur sa joue.

— Cela m’étonne, dit-il doucement. Il m’avait semblé quelle savait pourquoi je l’arrêtais. Elle acceptait tout sans souffler un mot.

— Une partie d’elle, oui, ce qui t’explique son consentement. Mais elle n’a aucun souvenir de ses actes.

— As-tu su comment le tueur du Havre a découvert Hubert n°2 ?

Ariane sourit franchement, laissant tomber sa cendre au sol.

— À cause de toi et de tes douze rats. À l’époque, la presse locale avait publié tes divagations.

— Je me souviens.

— Et Hubert n°2, l’assassin — appelons-le Oméga —, avait conservé les coupures de journaux, à l’abri du regard d’Hubert n°1, l’homme ordinaire, appelons-le Alpha.

— Jusqu’à ce qu’Alpha découvre les coupures de presse planquées par Oméga.

— C’est cela.

— Dirais-tu qu’Oméga l’a voulu ?

— Non. Alpha a tout simplement déménagé. Les articles se sont échappés de son armoire. Et tout a explosé.

— Sans mes rats, résuma Adamsberg à voix douce, Sandrin ne se serait pas dénoncé. Sans lui, tu n’aurais pas travaillé sur la dissociation. Tous les psychiatres et les flics de France ont entendu parler de tes études.

— Oui, admit Ariane.

— Tu me dois une bière.

— Sûrement.

— Sur les quais de la Seine.

— Si tu veux.

— Et tu ne passes pas ces deux gars aux Stups, bien sûr.

— Ce sont les corps qui décident, Jean-Baptiste, pas toi, pas moi.

— La seringue, Ariane. Et la terre. Surveille-moi cette terre. Et dis-moi si c’en est.

Ils se levèrent ensemble, comme si la phrase d’Adamsberg avait sifflé le signal du départ. Le commissaire marchait dans la rue comme pour une promenade sans but, et le médecin tentait de suivre ce rythme trop lent, ses pensées déjà projetées vers les autopsies en attente. La préoccupation d’Adamsberg lui échappait.

— Ces corps te contrarient, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pas seulement à cause des Stups ?

— Non. C’est juste…

Adamsberg s’interrompit.

— Je vais par là, Ariane, je te verrai demain.

— C’est juste ? insista le médecin.

— Cela ne t’aidera pas pour ton analyse.

— Mais tout de même ?

— C’est juste une ombre, Ariane, une ombre penchée sur eux, ou sur moi.

Ariane regarda Adamsberg s’éloigner le long de l’avenue, silhouette ondulante insensible aux passants. Elle reconnaissait cette démarche, vingt-trois ans plus tard. La voix douce, les gestes alentis. Elle n’avait pas prêté attention à lui quand il était jeune, elle n’avait rien deviné, rien compris. Si c’était à refaire, elle écouterait autrement son histoire de rats. Elle enfonça les mains dans les poches de sa blouse et s’en alla vers les deux corps qui l’attendaient pour passer dans l’Histoire. C’est juste une ombre, penchée sur eux. Cette absurdité, elle pouvait la comprendre, aujourd’hui.