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Mais en allait-il vraiment ainsi ?

Ce miracle n’était pas signé. La Divinité ne l’avait pas annoncé depuis les cieux. Il s’était simplement produit. C’était un événement, précédé d’étranges lumières, accompagné d’étranges conditions climatiques (des tornades à Khartoum, l’adolescent l’avait lu quelque part) ainsi que de perturbations tectoniques (des tremblements de terre violents au Japon et d’autres, disait-on, pires encore, en Mandchourie).

Guilford estimait que pour un miracle, la chose avait des effets secondaires étonnamment nombreux… elle n’était ni aussi nette ni aussi décisive qu’elle eût dû l’être. Mais quand son père élevait ce genre d’objections, Kominski les traitait par le mépris.

« Le Déluge n’a rien eu de net, affirmait-il. Pas plus que la destruction de Sodome. Ou la transformation de la femme de Lot en statue de sel. Où y a-t-il une logique dans tout ça ? »

Nulle part, peut-être.

Guilford allait regarder le globe terrestre posé sur le bureau de son père. D’après les premiers dessins des journaux, un cercle, ou une boucle, déparait les anciennes cartes. Il tranchait l’Islande en deux, coupait l’extrémité sud de l’Espagne et une demi-lune d’Afrique du Nord, balafrait la Terre sainte, traçait un arc hésitant sur les steppes russes puis l’Arctique. L’adolescent posait la main sur l’Europe, recouvrant des indications dépassées. Terra incognita. Les publications de Hearst, emboîtant le pas au regain religieux national, appelaient parfois ironiquement le nouveau continent « la Darwinie », pour donner à entendre que le miracle avait jeté le discrédit sur l’histoire naturelle.

Il n’en était rien, Guilford en avait l’intime conviction, bien qu’il n’osât en parler. Pour lui, il ne s’agissait pas d’un miracle, juste d’un mystère. Inexplicable, mais peut-être pas intrinsèquement tel.

Cette masse de terre, ces profondeurs océanes, ces montagnes, ces déserts glacés, tout cela changé en une nuit… C’était effrayant, surtout lorsqu’on évoquait les contrées inconnues que sa main dissimulait. On se sentait tellement fragile.

Un mystère. Qui, comme tous les mystères, attendait une question. Plusieurs, même. Des questions en forme de clés, fouillant une serrure obstinée.

Les yeux clos, le garçon retirait la main du globe terrestre. Il imaginait une immensité retournée à l’indétermination, légendée dans une langue inconnue.

Des mystères à l’infini.

Mais comment interroger un continent ?

LIVRE PREMIER

Printemps-été 1920

Ainsi vous savez interpréter l’aspect du ciel, et les signes des temps, vous n’en êtes pas capables ! Génération mauvaise…

ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU

I

Les marins des vapeurs rescapés avaient inventé leurs propres légendes. Des contes à dormir debout, d’une fausseté flagrante, dont Guilford avait entendu la plupart avant que l’Odense ne franchît le quinzième méridien.

Un garçon de cabine ivre lui avait parlé de l’endroit où se rencontraient les deux océans : le vieil Atlantique de l’Amérique et le nouvel Atlantique de la Darwinie. La séparation, d’après le marin, était aussi visible et deux fois plus traître qu’une ligne de grains. D’un côté, l’eau était visqueuse comme de l’huile, et tout ce qui cherchait à passer la frontière y laissait immanquablement la vie. En conséquence, la zone regorgeait de cadavres animaux tant familiers qu’étrangers : dauphins, requins, rorquals, baleines bleues ; anguillards, barriques de mer, poissons-bulles ou poissons-bannières. Ils flottaient sur place, serrés à se toucher, leurs yeux vitreux écarquillés. L’eau glacée les conservait de manière peu naturelle, solennel avertissement adressé aux navires assez fous pour se frayer un passage parmi leur masse puante.

Guilford savait que ce n’était qu’un mythe, un conte pour effrayer les naïfs, mais comme tous les mythes, celui-là emportait l’adhésion lorsqu’on l’entendait au bon moment. Le jeune homme s’appuyait au bastingage terni de l’Odense, en plein milieu de l’Atlantique, dans le soleil déclinant. Le vent arrachait à la mer houleuse des lambeaux d’écume, mais les nuages s’étaient écartés, à l’ouest, si bien que de longs doigts de lumière se promenaient sur les flots. Au-delà de l’horizon, à l’est, attendaient les menaces et les promesses du nouveau monde, l’Europe transformée, le continent-miracle que les journaux persistaient à appeler la Darwinie. Les poissons-bulles ne se pressaient pas contre la proue du navire, les mêmes eaux salées léchaient tous les rivages terrestres, mais Guilford savait qu’il venait de franchir une frontière bien réelle, que son centre de gravité s’était déplacé glissant du familier à l’étranger.

Il se détourna, les mains aussi froides que le cuivre du bastingage. À vingt-deux ans, jamais il n’avait pris la mer avant le vendredi précédent. Trop grand et dégingandé pour faire un bon marin, il se meurtrissait régulièrement les épaules dans le labyrinthe intérieur de l’Odense, un bateau qui avait rendu de grands services sur une ligne danoise avant le miracle. Il passait la majeure partie de son temps dans sa cabine, avec Caroline et Lily, ou, lorsque le froid n’était pas trop vif, sur le pont. Le quinzième méridien marquait la limite ouest du grand cercle imprimé dans le globe, et le jeune homme espérait, au-delà, entrevoir quelque forme de vie océanique darwinienne. Pas des milliers d’anguillards « emmêlés comme les cheveux d’une noyée », mais peut-être une barrique de mer venue remplir ses sacs pulmonaires à la surface. Guilford guettait anxieusement le moindre signe du nouveau continent, fût-ce un simple poisson ; toutefois, conscient de la naïveté de son ardeur, il s’efforçait de la cacher aux autres membres de l’expédition.

L’entrepont était humide et exigu. La famille Law s’était vu attribuer, au milieu du navire, une cabine minuscule que Caroline ne quittait guère. Le premier jour, à la sortie du port de Boston, elle avait eu le mal de mer. Elle assurait se sentir mieux, à présent, mais Guilford la savait mécontente. Il n’y avait dans ce voyage rien qui pût lui faire plaisir, même si elle s’était pratiquement imposée sur le bateau.

Pourtant, en pénétrant dans la petite pièce où elle l’attendait, le jeune homme eut l’impression de tomber derechef amoureux. Assise au bord du lit, le dos arqué, elle promenait dans ses cheveux une brosse en nacre dont les lentes glissades méditatives suivaient la courbe de sa nuque. Avec ses grands yeux mi-clos, elle ressemblait à la princesse d’un songe opiacé : distante, rêveuse, triste, toujours. Belle, tout simplement. Guilford éprouva, une fois de plus, le désir aigu de la photographier. Il avait réalisé son portrait peu de temps avant leur mariage mais n’en avait pas été satisfait. Les plaques, dans leur sécheresse, ne rendaient pas les subtilités de son expression, la luxuriance de sa chevelure aux sept nuances de noir.

S’asseyant à son côté, il résista à l’envie de lui caresser l’épaule au-dessus de son cache-corset. Ces derniers temps, elle n’aimait guère qu’il la touchât.

« Tu sens la mer, remarqua-t-elle.

— Où est Lil ?

— Partie satisfaire un besoin naturel. »

Comme il se rapprochait pour l’embrasser, elle lui jeta un coup d’œil avant de lui offrir sa joue. Elle avait la peau fraîche.

« Il faut nous habiller pour le dîner », dit-elle.

L’obscurité enveloppait le navire. L’ombre, que ne dissipaient pas les rares ampoules électriques, rendait les corridors plus étroits encore. Guilford guida Caroline et Lily jusqu’à la pièce mal éclairée baptisée salle à manger, où ils retrouvèrent les quelques scientifiques de l’expédition installés à la table du médecin du bord, un Danois corpulent visiblement alcoolique.