Abby prépara un sac. Nick l’imita, ravi à l’idée de partir en voyage quoique conscient du changement que subissait toute la maisonnée. Guilford le vit, sur le seuil, en train de les guetter, lui et l’apparition barbue qui lui tenait compagnie. Les yeux du garçon brillaient d’appréhension.
« Moi non plus, je n’ai pas voulu ça, déclara Tom. S’il y a bien une chose qui ne m’intéressait pas, c’était de laisser un esprit foutre ma vie en l’air. Mais tôt ou tard, il faut affronter la réalité.
— « Les choses et les actes sont ce qu’ils sont. Leurs conséquences seront ce qu’elles seront ; pourquoi vouloir se laisser tromper ? »
— C’était un sermon de Sullivan, non ?
— Si.
— Il me manque, ce saligaud. »
Nick sortit, armé d’un gant et d’une balle de baseball avec laquelle il commença à jouer, la lançant très haut puis se mettant à courir pour l’intercepter. Ses cheveux blond foncé lui retombaient dans les yeux. Si tu veux être milieu de terrain, il va falloir passer chez le coiffeur, songea son père.
« Je n’aimais pas mon allure, dans cet uniforme pourri, continua le broussard. Je n’aimais pas que cet esprit soit toujours dans mon dos à me raconter des choses que je n’avais pas envie d’entendre. Vous voyez de quoi je veux parler. » Il regarda Guilford droit dans les yeux. « Toutes ces histoires d’Archives, de millions et de millions d’années de ceci et de cela. Au bout d’un moment, on n’en peut plus, on est bon pour tirer sur le bambou. Mais j’en ai parlé à Erasmus, vous vous rappelez, ce vieux rat du Rhin, et il m’a dit exactement la même chose. »
La balle de Nick grimpa dans le ciel bleu, dépassa la lune pâle. La silhouette d’Abby traversa une fenêtre, à l’étage.
« On est nombreux à être morts dans cette guerre, Guilford. Il n’y a pas eu d’esprit pour venir frapper à toutes les portes. S’ils sont là pour nous, c’est qu’ils nous connaissent. Ils savent qu’il y a au moins une petite chance qu’on accepte le fardeau, qu’on sauve quelques vies. Sauver des vies ; ils n’en demandent pas plus.
— C’est ce qu’ils disent.
— Et ces salauds, l’Ennemi et les pourris qu’il a recrutés, ils sont vraiment dangereux. Aussi durs à éliminer que nous, alors qu’ils tuent n’importe qui, hommes, femmes ou enfants, sans hésiter.
— Vous en êtes sûr ?
— Certain. J’ai découvert quelques petites choses – je ne me suis pas caché la tête dans le sable, ces vingt dernières années. À votre avis, qui a mis le feu à votre magasin ?
— Je l’ignore.
— Ils ont dû apprendre où vous viviez. On ne peut pas dire qu’ils soient très regardants. Faire feu de tout bois, voilà leur méthode. Et tant pis si quelqu’un d’autre est pris dans la ligne de tir. »
Abby sortit au soleil décrocher du linge. La brise de mer gonflait les draps telles les grand-voiles des navires.
« Ces gens, ce sont nos adversaires. Les psions se sont emparés d’eux pour la même raison qui a poussé les esprits vers nous : parce qu’il y avait des chances qu’ils coopèrent. Ils ne sont pas franchement honnêtes. J’irais jusqu’à dire qu’au niveau moral, il leur manque quelque chose d’essentiel. Certains sont des trompeurs-nés, d’autres des tueurs.
— Comment se fait-il que Lily soit à Oro Delta ? »
Tom bourra sa pipe. Abby pliait les draps pour les placer dans un panier en osier, non sans jeter à son mari de fréquents coups d’œil.
Désolé, Abby. Je n’ai pas voulu ça. Désolé, Nick.
« Elle est venue pour vous.
— Alors elle sait que je suis en vie.
— Depuis quelques années. Elle a trouvé vos notes dans les affaires de sa mère.
— Ce qui signifie que Caroline est… morte.
— J’en ai peur. Lily a du courage. Elle a découvert que son père n’avait peut-être pas disparu avec Finch et compagnie, qu’il était peut-être toujours en vie, qu’il lui avait laissé cette drôle d’histoire d’esprits, de meurtriers, de cité en ruine… En fait, elle l’a crue, voilà. Elle s’est mise à poser des questions. Ce qui a lancé les méchants sur sa piste.
— Pour des questions ?
— Pour des questions trop publiques. Elle n’est pas seulement intelligente, elle est aussi journaliste. Elle voulait publier vos notes, après les avoir fait authentifier. Alors elle est venue à Jeffersonville déterrer ces vieilles histoires. »
Abby regagna la maison. Nick, fatigué du baseball, laissa tomber son gant sur la pelouse pour s’avancer dans l’ombre de l’orme, fixant d’un regard curieux Tom et Guilford, sentant qu’il ne fallait pas trop s’en approcher. Des histoires d’adultes, aussi étranges que pesantes.
« Ils s’en sont pris à elle ?
— Ils ont essayé, acquiesça Tom.
— Vous les en avez empêchés ?
— Je l’ai mise en sûreté. Elle m’a reconnu d’après vos descriptions. J’étais le Graal, littéralement – la preuve que tout ça n’était pas le délire d’un fou.
— Et vous l’avez amenée ici ?
— Pour elle, Fayetteville était l’étape suivante, de toute manière. C’est vous qu’elle cherche. »
Abby s’approcha de la voiture, hissa jusqu’au coffre la valise qu’elle portait, jeta un coup d’œil à Guilford puis regagna la maison. Le vent soulevait ses cheveux noirs derrière elle, faisait danser sa jupe autour de ses jambes.
« Je n’aime pas ça, déclara Guilford. Qu’elle se retrouve impliquée là-dedans.
— Seigneur, Guilford, tout le monde est impliqué. Il n’est pas seulement question de vous et moi, plus quelques centaines de types qui parlent avec des esprits. Il est question de savoir si vos enfants, et les enfants de vos enfants, vont mourir pour de bon ou, pis, être réduits en esclavage par ces saloperies d’animaux de l’Autre Monde. »
Un nuage masqua le soleil.
« Vous êtes sorti du jeu un bon moment, poursuivit Tom, mais la partie continue. On a beau être plus durs à éliminer que la moyenne, il y a eu des pertes des deux côtés. Vous avez été tiré au sort, vous ne pouvez pas faire comme si de rien n’était. Ils s’en fichent, eux, que vous préfériez rester en dehors de la guerre. Ça n’a pas d’importance. Vous représentez un danger potentiel, alors ils veulent vous éliminer de la liste. Vous ne pouvez pas rester à Fayetteville. »
Guilford parcourut machinalement du regard la route de terre, à la recherche d’ennemis. Rien. À part un tourbillon de poussière animant l’air desséché.
« Est-ce que j’ai le choix ? demanda-t-il.
— Non. C’est ça, le plus dur. Si vous restez ici, vous allez tout perdre. Si vous vous installez ailleurs aussi, tôt ou tard. On ne peut rien faire… qu’attendre.
— On ?
— Les vieux soldats. On se connaît tous, maintenant, soit réellement, soit par l’intermédiaire des esprits. La vraie bataille n’est pas pour aujourd’hui. Elle arrivera d’ici quelques années. Alors en gros, on ne se mêle pas aux gens. Pas de domicile fixe, pas de famille, des boulots anonymes, en ville ou dans la brousse, là où on peut rester sur son quant-à-soi et sur ses gardes, vous voyez, surveiller les méchants d’un œil, mais pour l’essentiel… on attend.
— Quoi ?
— La grande bataille. La résurrection des démons. L’appel, en fait.
— Combien de temps ?
— Qui sait ? Dix, vingt, trente ans…
— C’est inhumain.
— Exactement. Nous sommes inhumains. »