Выбрать главу

Pierce avait cependant oublié l’entêtement de Caroline, laquelle avait refusé de rester seule avec Lily une seconde fois, fût-ce pour une saison ; ni l’argent en jeu ni les propositions répétées de lui fournir une servante, pendant la journée, ne l’avaient fléchie. Guilford, quant à lui, ne tenait pas particulièrement à la laisser derrière lui, mais cette expédition représentait le tournant de sa carrière, voire la différence entre pauvreté et sécurité.

La jeune femme n’en était pas moins restée intraitable, allant jusqu’à le menacer de le quitter (ce qui n’avait aucun sens). Il avait répondu à ses objections avec calme et patience sans la fléchir d’un iota.

Enfin, elle s’était résignée à un compromis : son oncle lui paierait le voyage jusqu’à Londres, où elle s’installerait dans sa famille pendant que Guilford gagnerait le continent. Au moment du miracle, les parents de Caroline étaient en visite dans la capitale britannique, et elle prétendait désirer voir l’endroit où ils avaient trouvé la mort.

Bien sûr, on n’était pas censé dire que qui que ce fût avait trouvé la mort au cours du miracle : les gens avaient été « emportés », ils étaient « passés de l’autre côté », comme glorifiés d’un souffle à l’autre. D’ailleurs, qui savait ? Peut-être en était-il bien allé ainsi. Toutefois, des millions d’êtres humains avaient purement et simplement disparu de la face de la Terre, avec leurs fermes et leurs cités, leur flore et leur faune. Caroline était incapable de pardonner pareil miracle ; elle en avait une vision de violence et de cruauté.

Seul membre de l’expédition accompagné de sa famille, Guilford se sentait un peu gêné, mais nul ne s’était permis la moindre remarque hostile. Lily avait même gagné quelques cœurs, aussi pouvait-il s’estimer heureux.

Après dîner, le groupe se débanda : le Danois alla tenir compagnie à une flasque de whisky canadien, les scientifiques partirent jouer aux cartes dans le fumoir, autour de tables couvertes de feutre usé, Guilford rentra dans sa cabine lire à sa fille un chapitre d’un bon conte de fées américain, Le Pays d’Oz. Les livres consacrés à Oz étaient partout, depuis qu’Andersen et les frères Grimm étaient tombés en défaveur, entachés qu’ils étaient par la vieille Europe. Lily, grâce à Dieu, ignorait que la politique affectait jusqu’aux livres. Elle aimait Dorothy, tout simplement. Guilford lui-même s’était attaché à la petite paysanne du Kansas.

La fillette finit par poser la tête sur l’oreiller, les yeux clos. Son père éprouva en la contemplant, endormie, un bref sentiment de désorientation. La vie mélangeait tout de manière bizarre. Comment s’était-il retrouvé à bord d’un bateau en partance pour l’Europe ? Peut-être, après tout, n’avait-il pas fait le meilleur choix.

Mais il n’était bien sûr pas possible de revenir en arrière.

Il arrangea la couverture de Lily sur sa couchette, éteignit la lumière puis alla s’allonger auprès de Caroline qui lui tournait le dos, assoupie, arc parfait de chaleur humaine. Il s’endormit blotti contre elle, bercé par le grondement des machines.

Peu après l’aube, il se réveilla, agité, s’habilla et se glissa hors de la cabine sans réveiller sa femme ni sa fille.

Il faisait frais, le ciel était d’un bleu de porcelaine. Seuls quelques petits nuages tachaient l’horizon oriental. Guilford jouit du vent, sans penser à rien de particulier, jusqu’à ce qu’un jeune officier vînt le rejoindre contre le bastingage. Le marin ne se présenta ni par son nom ni par son grade, se contentant de sourire, dans la camaraderie de hasard qui unit deux hommes debout à l’aube piquante.

Ils contemplèrent le ciel un moment, avant que l’arrivant ne tournât la tête pour dire :

— On approche. Ça se sent.

Guilford fronça les sourcils. Encore un conte à dormir debout.

— Qu’est-ce qui se sent ?

L’officier était américain ; son accent traînant évoquait le Mississippi.

— La cannelle. La gaulthérie. Plus quelque chose d’autre de complètement neuf. Comme une épice éventée, empoussiérée, venue d’une contrée où aucun Blanc n’aurait jamais posé le pied. C’est plus net quand on ferme les yeux.

Son compagnon baissa les paupières. Il prit conscience de l’air froid qui pénétrait dans ses narines. Il faudrait un petit miracle pour qu’il parvînt à sentir quoi que ce fût, avec ce vent. Pourtant…

Clou de girofle ? Cardamome ? Encens ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le nouveau monde, cher ami. Ses arbres, ses rivières, ses montagnes, ses vallées. Le continent tout entier qui traverse l’océan porté par la brise. Vous le sentez ?

Guilford en avait la nette impression.

II

Eleanor Sanders-Moss était bien telle qu’Elias Vale l’avait imaginée : une plantureuse aristocrate du Sud d’âge mûr, le dos droit, le menton haut, les ruines de la jeunesse colonisées par la dignité. Son parapluie ruisselait, bien que son hansom fût rangé contre le trottoir. De toute évidence, la renaissance automobile n’avait pas marqué Mrs. Sanders-Moss ; les années, si : ses pattes-d’oie étaient aussi visibles que ses hésitations. Les premières étaient impossibles à dissimuler ; elle faisait de son mieux pour cacher les secondes.

« Elias Vale ? » s’enquit-elle.

Il sourit, également réservé, décidé à prendre l’avantage. Chaque silence était une arme. Or il savait se battre.

« Mrs. Sanders-Moss. Entrez, je vous en prie. »

Elle replia son parapluie en franchissant le seuil puis le laissa tomber sans cérémonie dans la patte d’éléphant prévue à cet effet. La porte refermée, elle cligna des yeux. Vale préférait les lumières tamisées. Par temps maussade, comme ce jour-là, il fallait un moment pour s’y habituer. Les déplacements en devenaient risqués, mais l’atmosphère avant tout : ne s’occupait-il pas de commerce avec l’invisible ?

D’ailleurs, Mrs. Sanders-Moss était sensible à l’atmosphère. Vale essaya de se représenter les choses de son point de vue. La splendeur fanée de la maison de location, sise sur la mauvaise rive du Potomac, avec ses buffets surmontés de bronzes victoriens – lutteurs grecs, Romulus et Remus tétant une louve – et ses estampes japonaises obscurcies par la pénombre. L’hôte lui-même, en redingote à parements de velours, les cheveux prématurément blanchis (un avantage, à vrai dire), le visage ingrat racheté par des yeux perçants, d’un vert sauvage. Il était né coiffé : ses yeux et sa chevelure le rendaient crédible, il lui fallait bien le reconnaître.

Le silence se prolongeait. Mrs. Sanders-Moss, qui s’agitait, finit par lâcher :

« Nous avons rendez-vous… ?

— En effet.

— Mrs. Fowler m’a parlé de vous…

— Je sais. Passons dans mon bureau, je vous prie. »

Il sourit derechef. Ce que voulaient toutes ces femmes, c’était quelque chose d’outré, qui n’appartînt pas à ce monde… un monstre, mais leur monstre, domestiqué sans être totalement soumis. Il fit franchir à l’arrivante des tentures de velours afin de la mener dans une petite pièce tapissée de livres. De gros ouvrages anciens, imposants pour qui ne se donnait pas la peine d’en déchiffrer les titres, inscrits en lettres dorées sur les dos usés : des recueils de sermons du dix-neuvième siècle, achetés trois fois rien à une vente aux enchères, dans une ferme. Les arcanes, pensaient les visiteuses.

Après avoir offert un siège à Mrs. Sanders-Moss, Vale prit place en face d’elle, de l’autre côté de son bureau luisant, bien décidé à ne pas lui laisser deviner sa propre nervosité. Son interlocutrice n’était pas une cliente ordinaire, mais la proie qu’il traquait depuis maintenant plus d’un an. Elle avait des relations. Une fois par mois, elle tenait salon dans sa propriété de Virginie, où elle recevait nombre des brillants intellectuels de la ville – ainsi que leurs épouses.