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Il hoche sa rotonde en peau de fesse.

— Calmez-vous. Je ne suis pas un bourreau, mon petit, au contraire.

Tiens ! la voix est triste, le ton désenchanté. Et puis ce « mon petit » ; le premier depuis que je travaille sous ses ordres !

— Soyez objectif. Les gens qui vous poursuivent ont prouvé qu’ils étaient aussi persévérants qu’impitoyables. Ils ne s’arrêteront pas là. Votre mère est en grand danger. Vous êtes assez grand garçon pour le comprendre. Alors mieux vaut « organiser » ce danger que de l’attendre, que de le redouter, comme une autruche, en mettant sa tête dans ses plumes.

Comme je ne réponds rien, il questionne :

— Où est-elle présentement ?

— À la maison. Elle fait sa valise.

— Où pensiez-vous l’envoyer ?

— À Lisieux, chez ma cousine.

Le Vieux secoue sa belle tête de veau ébouillantée.

— Stupide. Des gens la guettent peut-être en ce moment. Ils la suivront lorsqu’elle sortira. Et alors…

Un long frémissement me parcourt la colonne Vendôme. Si on touche à ma vieille Félicie, y aura du sang sur le carrelage, je vous jure !

— Je peux téléphoner, patron ?

Pour toute réponse, il pousse son bigophone vers moi. Je me hâte de composer mon numéro. La bonne voix de m’man dégouline dans mes manettes.

— C’est moi, fais-je.

Bien inutile. Rien qu’à la sonnerie de notre bignou, elle l’avait déjà pressenti.

— Qu’y a-t-il, mon grand ?

— Changement de programme : tu ne pars plus.

— Mais que va dire Adèle ?

— T’occupe pas, j’en fais mon affaire. Je vais lui offrir un chapelet de course à changement de vitesse et elle sera aux anges.

— Ne dis pas ça, mon petit.

C’est vrai, m’man n’aime pas qu’on chahute la religion.

— Barricade les portes et les volets et n’ouvre à personne d’autre qu’à moi.

— Tu crois que ?…

Il vaut mieux tout prévoir. J’arrive, je t’expliquerai.

CHAPITRE IV

La manchette occupe trois colonnes à la une de France-Soir. C’est mon pote moi-même qui a rédigé le papelard.

« Dans une interview exclusive, la mère du commissaire San-Antonio nous déclare : « Mon fils sera bientôt vengé. J’en fais mon affaire. »

Le reste est blablateux en diable, mais suffisant pour inquiéter mes tourmenteurs en admettant qu’ils aient l’esprit en repos.

Je plie le baveux et le dépose sur un guéridon Louis Chose. Ces quelques lignes, c’est une charge de dynamite placée sous le fauteuil de Félicie. Maintenant, mes frères, il s’agit de se décoller les châsses à la camomille et de les tenir grands ouverts. D’un instant à l’autre un accident peut se produire. Adèle a préféré ne pas retourner tout de suite à Lisieux. Je me suis dit que sa présence apporterait une diversion aux tourments de m’man et je la laisse compter et recompter les grains de son chapelet dans le salon, tandis que me pauvre Félicie essaie de faire vaille que vaille le ménage dans sa pauvre cabane ravagée. Ah ! je vous jure, elle doit durement regretter que son fils ne se soit pas engagé dans les vaillantes troupes du « Crédit Lyonnais » ou de la « Société Générale », m’man ! Elle se dit que nous aurions bénéficié d’une existence plus pépère. Un horaire régulier, des semaines aussi anglaises que Sa Gracieuse Majesté, oui, c’eût été le rêve.

Ma piaule ressemblant au tombeau de Jeanne d’Arc, j’ai élu domicile dans la salle à bâfrer. On a verrouillé la lourde et je passe mon temps à mater les abords de notre pavillon à l’aide de jumelles marines. Ces foies blancs vont-ils se décider à tenter quelque chose ? J’ai, à portée de ma pogne, une chouette mitraillette que m’a prêtée le patron sur sa panoplie personnelle. Du suédois. Ce matin, Adèle, par mégarde, s’est assise dessus. Comme la présence de cette chose dure sous ses fesses en gouttes d’huile signées « lamentable » l’étonnait, je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un nouvel aspirateur et elle m’a cru sur parole.

— Il faudra que je me décide à acheter le même, a-t-elle annoncé. Je prends de l’âge et je dois songer à mon confort.

Heureusement qu’elle est miraude à ce point. Ça me permet de négliger mon déguisement sans éveiller son attention.

Dans la Street, des cantonniers ont installé une petite cabane à outils. En réalité, il s’agit d’un poste de guet dans lequel le Vieux a placé deux de nos bonhommes. Eux itou, surveillent les allées et venues. Je me sens rassuré. Peut-être que ça sera longuet, et puis peut-être que ça se produira très vite.

Pour ce qui est de la bouffe, nous sommes ravitaillés par les commerçants du coin. On leur a recommandé de ne nous adresser que des livreurs que nous connaissons depuis longtemps. Le boucher, le mitron, le commis de l’épicier et le laitier font partie de nos habitudes. Lorsqu’ils sonnent, je les visionne à la lorgnette avant d’aller leur ouvrir moi-même avec l’amie « tu tues » dans la poche. Vous voyez que c’est du sérieux, hein ?

L’état de siège dure depuis quarante-huit heures. De temps à autre je relis la manchette du baveux en me disant : « San-A., si tu étais à la place de tes agresseurs, de quelle manière réagirais-tu après avoir lu ceci ? »

Je me réponds de dix façons différentes. C’est délicat. Les bonshommes se doutent-ils du piège ? Ça se pourrait. Leur souci de la sécurité les poussera-t-il néanmoins à faire comme si la menace était réelle ? Je phosphore sans trêve à ce propos, au point que j’en prends mal au cœur comme si je venais de bouffer des tripes à la crème Chantilly arrosées de grenadine.

Mon transistor diffuse en sardine (Béru dixit) une chanson tendre, bucolique et moyenâgeuse intitulée « Traîne tes quenouilles par terre ».

Je me laisse emporter par la poésie du texte et la douceur de la musique lorsque Adèle fait une entrée furtive dans la salle à tortorer. Elle a une robe noire, des bas noirs, un fichu noir (malgré la chaleur), un chapelet noir et des points noirs sur le nez. Elle ressemble à un faire-part (qui ferait part de choses sinistres).

— Votre belle-sœur est une grande travailleuse, me déclare-t-elle de sa voix miséricordieuse, faite exclusivement pour confesser des péchés véniels. J’ai un peu honte de la voir s’activer à ce point.

— Vous avez une façon très simple de ne plus avoir honte, assuré-je.

— Vraiment ? s’étonne Adèle.

— Ce serait de l’aider.

Elle étudie la suggestion puis hausse ses épaules de cigogne.

— C’est juste, je n’y avais pas songé. Que pourrais-je faire, à votre avis ?

— À mon avis, vous feriez votre lit que ça ne serait pas plus bête qu’autre chose. D’autant plus, enchaîné-je le plus sérieusement du monde, que cela ne vous empêche pas de prier. Vous avez bien des musiciens qui jouent en marchant.

Elle s’extasie.

— Cher général, vous avez raison.

Je poursuis sur ma lancée :

— Prenez un type comme Napoléon, par exemple. Il se livrait simultanément à plusieurs occupations : il écrivait, répondait au téléphone et regardait la télévision tout en dictant le Mémorial de Sainte-Hélène.

— Non ?

— Mais je vous jure. D’accord, vous n’êtes pas Napoléon, bien que vous ayez un bon appartement chaud, et même pas Joséphine, malgré vos beaux harnais, mais vous devriez pourtant essayer…