L’auteur du livre, une certaine Agnès Barge, n’en fut pas surprise. Il en fallait beaucoup pour surprendre Agnès Barge.
De toute façon, elle ne l’avait pas écrit pour le vendre ou pour ses droits d’auteur, ni même pour la gloire. Elle ne l’avait écrit que pour obtenir l’unique exemplaire auquel l’auteur avait droit.
Nul ne sait ce qu’il advint des légions d’invendus. Aucun musée, aucune collection privée n’en possède de copie. Même Aziraphale n’en a pas d’exemplaire, et les jambes lui manqueraient à la seule idée de poser ses mains exquisément manucurées sur l’un d’eux.
En fait, il n’existait plus au monde qu’un seul volume des prophéties d’Agnès Barge.
Il était posé sur une étagère, à soixante-dix kilomètres environ de l’endroit où Rampa et Aziraphale se régalaient d’un excellent déjeuner. Pour user d’une métaphore, le livre venait de commencer le compte à rebours.
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Il était maintenant trois heures de l’après-midi. L’Antéchrist était sur terre depuis quinze heures, et un ange et un démon en avaient passé trois à boire sans désemparer.
Us étaient assis l’un en face de l’autre dans l’arrière-boutique de la petite librairie miteuse que possédait Aziraphale dans le quartier de Soho.
La plupart des librairies de Soho, le quartier chaud de Londres, possèdent une arrière-boutique, généralement garnie de livres coûteux, à défaut d’être rares. Mais les livres d’Aziraphale n’étaient pas illustrés. Ils avaient de vieilles couvertures brunes et des pages qui craquaient sous les doigts. À l’occasion, s’il lui était impossible de faire autrement, Aziraphale en vendait un.
Et de temps en temps, des messieurs sérieux en costume sombre venaient lui rendre visite pour suggérer avec beaucoup de politesse qu’il devrait peut-être vendre sa boutique pour qu’on puisse la transformer en un point de vente plus adapté au quartier. Ils offraient parfois des sommes en liquide, d’épais rouleaux de billets usagés de cinquante livres. Ou d’autres fois, pendant qu’ils discutaient, certains individus en lunettes noires se promenaient dans la boutique, en hochant la tête et en déplorant l’inflammabilité du papier et les risques que courait l’établissement.
Aziraphale opinait en souriant, et disait qu’il y réfléchirait. Et ils s’en allaient. Pour ne jamais revenir.
Être un ange ne signifie pas qu’on est un imbécile.
La table devant eux était chargée de bouteilles vides.
« Ce que je veux dire, annonça Rampa. Ce que je veux dire. Ce que je veux dire. » Il tenta de focaliser sa vision sur Aziraphale. « Ce que je veux dire », répéta-t-il. Et il tenta d’imaginer ce qu’il voulait dire. « Ce que j’essaie de dire, entama-t-il avec une mine soudain radieuse, c’estc les dauphins. Voilà ce que je veux dire.
— Des espèces de poissons, énonça Aziraphale.
— Non, non, nonnonnon, contra Rampa en agitant l’index. C’est un mammifère. Un vrai mamc mifère. La différence, c’est quec » Rampa pataugea dans les fondrières de son cerveau et lutta pour se rappeler la différence. « La différence, c’est qu’ils.
— Qu’ils s’accouplent hors de l’eau ? » suggéra l’ange.
Le front de Rampa se plissa. « Je crois pas. J’ suis même presque sûr que non. Y a un rapport avec leurs petits. Bon, bref. » Il se reprit. « Ce que je veux dire. Ce que je cherche à dire. Leurs cerveaux. »
Il tendit la main vers une bouteille.
« Qu’est-ce qu’ils ont, leurs cerveaux ?
— Ils sont gros. Voilà ce que je veux dire. De la taille. De la taille dec de cerveaux vachement gros. Et puis, y a les baleines. Ça, c’est du cerveau, crois-moi. La mer entière est bourrée de cerveaux.
— Le Kraken », prononça Aziraphale en contemplant son verre, la mine mélancolique.
Rampa le considéra avec l’expression soutenue et refroidie de quelqu’un qui vient de voir le fil de ses pensées tranché à la tronçonneuse. « Hein ?
— Un sacré bestiau. Il dort sous le tonnerre des premières profondeurs. Sous des tonnes d’immenses et nombreux polopc polypoc du varech, mais vachement gros, tu vois. Il paraît qu’il va remonter en surface à la fin, et la mer se mettre à bouillir.
— Ah ouais ?
— C'est un fait. Tennyson l’a écrit.
— Eh ben, voilà, conclut Rampa en se carrant sur sa chaise. La mer qui bouillonne, ces pauvres bougres de dauphins transformés en bouillabaissec tout le monde s’en fout. Pareil pour les gorilles. Houlà, ils se disent, le ciel est couleur de sang, les étoiles se cassent la gueule, qu’est-ce qu’ils ont mis dans les bananes ? Et puisc
— Ça construit des nids, les gorilles, tu savais ça ? dit l’ange en se versant une rasade et en atteignant son verre à la troisième tentative.
— Tu rigoles.
— C’est la vérité vraie. J’ai vu un documentaire. Des nids.
— Tu confonds avec les oiseaux.
— Non, des nids », insista Aziraphale.
Rampa décida de laisser tomber le sujet.
« Bon, ben, tu voisc conclut-il. Toutes les fritures de la Terre. Les créatures, je veux dire. Les créatures de la Terre. Pas mal qui ont des cerveaux. Tout d’un coup, badaboum !
— Mais tu fais partie de l’opération, toi aussi, signala Aziraphale. Tu induis les gens en tentation. Tu te débrouilles vachement bien. »
Rampa abattit son verre sur la table. « Mais ça, c’est pas pareil. Y sont pas obligés de dire oui. C’est le côté ineffable de l’affaire, d’accord ? C'est ton côté qui a inventé la règle. Faut continuer à mettre les gens à l’épreuve. Mais faut pas les détruire.
— Bon, bon. J’aime pas beaucoup ça, moi non plus, mais je te l’ai dit : j’ai pas le droit de désobic desboc de pas faire ce qu’on me dit. Chuis un ange.
— Y a pas de théâtres au Paradis. Et y a pas beaucoup de films.
— Essaie pas de m’induire en tentation, moi, geignit Aziraphale. J’te connais, vieux serpent !
— Réfléchis-y. Tu sais ce que c’est, l’éternité ? Tu sais ce que c’est ? J’veux dire, tu sais ce que ça représente ? Y a une grosse montagne, tu vois, deux mille mètres de haut, à l’autre bout de l’univers, et une fois tous les mille ans, y a un p’tit zoiseau.
— Quel p’tit zoiseau ? s’inquiéta Aziraphale, soupçonneux.
— Celui dont je te parle. Et tous les mille ansc
— Le même oiseau, tous les mille ans ? »
Rampa hésita. « Oui.
— Ça doit être une vraie antiquité, ce piaf, alors.
— Ouais. Bon, tous les mille ans, l’oiseau volec
— Il se traîne, plutôt.
— Il vole jusqu’à la montagne pour s'y aiguiser le becc
— Hé, minute, c’est pas possible. Entre ici et l’autre bout de l’univers, y a plein dec » L’ange fit un geste du bras, ample quoiqu’un peu gauche. « Plein de machin-truc, mon p’tit gars.
— On va dire qu’il y arrive, persévéra Rampa.
— Comment il fait ?
— C'est pas ce qui compte !
— Il pourrait y aller en vaisseau spatial », suggéra l’ange.
Rampa se radoucit un peu. « Oui. Si tu veux. Enfin, bref, l’oiseauc
— Seulement, tu parles du bout de l’univers. Alors, faudrait que ce soit un de ces vaisseaux spatiaux où c’est les descendants qui arrivent au bout. Faudrait dire aux descendants, tu sais :” Quand vous arriverez à la Montagne, faudra que vousc” » Il hésita. « Qu’est-ce qu’il faudra qu’ils fassent ?
— Il s’aiguise le bec sur la montagne. Et ensuite, il revient en sens inversec
— c dans le vaisseau spatial.
— Et mille ans après, il recommence », acheva précipitamment Rampa.
Il y eut un instant de silence éthylique.
« Ça fait beaucoup de boulot, rien que pour s’aiguiser le bec, réfléchit Aziraphale.
— Bon, écoute. Ce que je veux dire, c’est que quand l’oiseau aura complètement usé toute la montagne, hein, eh benc »
Aziraphale ouvrit la bouche. Rampa le savait : il allait faire un commentaire sur la résistance comparée des becs d’oiseaux et des montagnes de granit. Le démon se lança résolument.