Abbadon vit désormais son éducation confiée à deux précepteurs.
M r Harrison lui parlait d’Attila, de Vlad Drakul et de la Part d’Ombre Inhérente à chaque esprit humain 14 . Il tenta d’apprendre à Abbadon l’art des harangues enflammées qui modèlent le cœur et l’esprit de la multitude.
M r Cortese lui parla de Florence Nightingale 15 , d’Abraham Lincoln et du goût dont on devait témoigner face à l’Art. Il tenta de lui enseigner le libre arbitre, l’abnégation et à Ne Point Faire À Autrui Ce Qu’On Ne Voudrait Point Qu’Il Nous Fît.
Tous deux lurent à l’enfant de longs passages de l’Apocalypse selon saint Jean.
Abbadon ne grandit pas selon les vœux de ses deux précepteurs. En dépit de tous leurs efforts, il manifestait une regrettable aptitude pour les mathématiques. Aucun des deux enseignants n’était vraiment satisfait de ses résultats.
Quand Abbadon eut dix ans, il aimait le base-ball ; il aimait les jouets en plastique qui se transforment en d’autres jouets en plastique, que seul un œil exercé peut distinguer des premiers ; il aimait sa collection de timbres-poste ; il aimait les chewing-gums à la banane ; il aimait les BD, les dessins animés et son vélo à dix vitesses.
Rampa était troublé.
Ils étaient dans la cafétéria du British Muséum, un autre refuge fréquenté par les fantassins de la Guerre Froide en quête de quiétude. À la table de gauche, deux Américains en costume, droits comme des I, faisaient passer discrètement une valise remplie de dollars en coupures usagées à une petite bonne femme en lunettes noires ; sur leur droite, le chef adjoint du MI7 et l’officier de la section locale du KGB se disputaient pour savoir qui allait garder la note de leur thé avec des brioches.
Rampa finit par dire ce qu’il n’avait pas voulu admettre au cours de la décennie qui vernit de s’écouler.
« Si tu veux mon avis, déclara-t-il à son homologue, ce moutard est trop normal. »
Aziraphale goba une bouchée de poulet à la diable, qu’il fit passer avec un peu de café. Il tapota ses lèvres avec une serviette en papier.
« C’est mon influence bénéfique, sourit-il, radieux. Ou plutôt, rendons à César ce qui lui revient, celle de ma petite équipe. »
Rampa secoua la tête. « J’en ai tenu compte. Écoute. Il devrait déjà tenter de plier le monde à ses désirs, de le refaire à son image, ce genre de truc, quoi. Même pas tenter :il devrait en être capable sans s’en rendre compte. As-tu décelé le moindre signe d’une telle activité ?
— Non, certes, maisc
— À l’heure qu’il est, ce devrait déjà être une vraie centrale de puissance brute. C'est le cas ?
— Ma foi, je n’ai pas vraiment remarqué, maisc
— Il est trop normal. » Rampa tambourina sur la table du bout des doigts. « Je n’aime pas ça. Quelque chose ne tourne pas rond. Je n’arrive pas à savoir quoi. »
Aziraphale se servit un morceau de la religieuse de Rampa. « C’est un enfant en pleine croissance. Et puis, bien sûr, il y a eu des influences célestes dans sa vie. »
Rampa poussa un soupir. « J’espère seulement qu’il saura affronter le Molosse Infernal. »
Aziraphale arqua un sourcil. « Le Molosse Infernal ?
— Le jour de son onzième anniversaire. J’ai reçu une communication des Enfers, hier au soir. » Elle lui était parvenue pendant
Les Craquantes,
— Quelqu’un ne va pas s’étonner de voir un gros chien noir apparaître soudain à ses côtés ? Ses parents, par exemple ? »
Rampa se leva brusquement, écrasant le pied d’un attaché culturel bulgare qui débattait sur un ton animé avec le conservateur des antiquités de Sa Majesté. « Personne ne remarquera riend’extraordinaire. C’est la réalité, mon ange. Le petit Abbadon peut en faire ce qui lui chante, qu’il le sache ou non.
— Bon, il arrive quand, alors, ce Molosse ? Il a un nom ?
— Je te l’ai dit : le jour de son onzième anniversaire. À trois heures de l’après-midi. Le Molosse se dirigera infailliblement vers lui. Et c’est le gosse qui lui donnera un nom. C’est très important. Le nom définira la bête. Ce sera quelque chose comme Tueur, Terreur, Sang-des-Nuits, je suppose.
— Et tu seras présent ? s’enquit l’ange avec nonchalance.
— Je ne manquerais ça pour rien au monde. J’espère en tout cas qu’il n’y a rien de trop grave chez ce gosse. Enfin, on verra bien sa réaction devant le chien. Ça devrait un peu nous éclairer. Pour ma part, j’espère qu’il le renverra ou qu’il en aura peur. S’il lui donne un nom, nous avons perdu la partie. Il sera en possession de tous ses pouvoirs et nous entrerons dans la dernière ligne droite avant l’Apocalypse.
Aziraphale sirota son vin (qui n’était plus désormais un beaujolais avec un arrière-goût de vinaigre, mais un château-lafite 1875 tout à fait honorable, bien qu’un peu surpris de se retrouver là). « Je crois qu’on se reverra là-bas », dit-il.
Mercredi
C’était un chaud après-midi d’août dans le cœur de Londres enfumé par les gaz d’échappement.
Le onzième anniversaire d’Abbadon s’enorgueillissait d’invités de marque.
Il y avait vingt petits garçons et dix-sept petites filles. On rencontrait beaucoup d’hommes avec la même coupe de cheveux blonds en brosse, les mêmes costumes bleu marine, les mêmes armes sous l’aisselle. Une armada de fournisseurs était arrivée, chargée de gelées aromatisées à divers parfums, de petits fours et de bols de chips. Une Bentley de collection ouvrait le cortège des camionnettes.
Harvey le Magnifique et Wanda, Spécialistes des Goûters d’Enfants, avaient tous deux été victimes d’une grippe intestinale fortuite. Mais par un coup de chance presque providentiel, un remplaçant était quasiment tombé du ciel. Un prestidigitateur.
Tout le monde a son petit passe-temps. En dépit des adjurations fébriles de Rampa, Aziraphale avait bien l’intention de mettre le sien à contribution.
Aziraphale était particulièrement fier de ses dons de magicien. Dans les années 1870, il avait suivi les cours du grand John Maskelyne, et il avait passé presque un an à s’entraîner à la prestidigitation, à empaumer des pièces et à sortir des lapins d’un chapeau. À l’époque, il avait l’impression d’avoir acquis une certaine dextérité. Quoiqu’il fût capable d’accomplir des tours qui auraient fait rendre leur baguette à l’aréopage du Festival de la Magie au grand complet, il n’utilisait jamais ce qu’on pourrait appeler ses pouvoirs intrinsèquespour ses tours de prestidigitation. Ce qui constituait un handicap énorme. Il commençait à regretter d’avoir arrêté l’entraînement.
Mais, se disait-il, c’est comme le vélocipède. Ça ne s’oublie pas. Sa redingote de magicien était un peu poussiéreuse mais, une fois enfilée, elle était confortable. Même son ancien monologue commençait à lui revenir.
Les enfants l’observaient avec une expression neutre d’incompréhension et de mépris. Derrière le buffet, Rampa, en tenue blanche de serveur, était horriblement gêné de le connaître.
« Eh bien, mes agneaux, voyez-vous ce chapeau claque cabossé ? Peste, qu’il est cocasse, comme vous dites, vous les jeunes. Voyez, il est bel et bien vide. Mais, par la barbe de mon oncle, qu’est-ce donc que j’aperçois ? Ne serait-ce pas Jeannot Lapin, notre camarade en habit de fourrure ?
— Il était dans ta poche », lui signala Abbadon. Les autres enfants opinèrent pour marquer leur accord. Mais pour qui les prenait-il ? Pour des gosses ?
Aziraphale se souvint de ce que conseillait Maskelyne face aux fortes têtes : « Prenez le parti d’en plaisanter, crânes de pioche – et je m’adresse à vous en particulier, M r Fell (le nom qu’Aziraphale avait adopté à l’époque). Faites-les rire, ils vous passeront tout. »