« Ah, vous avez donc vu clair dans mon coup de chapeau », gloussa l’ange.
Les enfants le regardèrent, impassibles.
« Zêtes nul, déclara Abbadon. Et pis d’abord, z’avais demandé des dessins animés.
— C’est vrai, ça, ajouta une petite fille avec une queue-de-cheval. Vous êtes vraiment nul. Pis en plus, ze parie que vous êtes pédé. »
Aziraphale lança un regard épouvanté à Rampa. Pour lui, le doute n’existait plus : le jeune Abbadon était corrompu par la marque des Enfers. Plus tôt le Molosse Infernal se présenterait et plus vite ils pourraient quitter ce lieu, mieux ça vaudrait.
« Eh bien, jeunes gens, l’un d’entre vous aurait-il une pièce de trois sous sur lui ? Non, mon jeune ami ? Mais dites-moi, que vois-je donc là, derrière votre oreille ?
— Moi, à mon anniversaire, y avait des dessins animés, proclama la petite fille. Pis z’ai eu un transformer, et un Monpetitponey et un guerrier déceptikon et un tanklaser et unc »
Rampa poussa un gémissement. Les goûters d’enfants étaient de toute évidence un de ces endroits où un ange avec deux sous de bon sens ne devait pas s’engager à la légère. De petites voix flûtées s’élevèrent avec une joie cynique quand trois anneaux de métal entrelacés échappèrent aux doigts d’Aziraphale.
Rampa détourna les yeux. Son regard tomba sur une table ployant sous les cadeaux. Du sommet d’un échafaudage en plastique, deux petits yeux en vrille le regardaient.
Rampa les scruta, cherchant une lueur rouge flamboyante. Avec les bureaucrates de l’Enfer, rien n’était jamais acquis d’avance. Ils étaient parfaitement capables d’envoyer un hamster à la place d’un molosse.
Mais non, le hamster semblait parfaitement banal. Il vivait, semblait-il, dans un palpitant domaine de cylindres, de sphères et de roues, qu’aurait pu concevoir l’Inquisition espagnole, si elle avait disposé d’une presse pour moulages plastiques.
Rampa vérifia sa montre. Il n’avait jamais songé à remplacer la pile, qui s’était décomposée trois ans plus tôt, sans que son exactitude en souffre le moins du monde. Il était trois heures moins deux.
La panique d’Aziraphale croissait à vue d’œil.
« Quelqu’un dans cette assistance distinguée porterait-il quelque mouchoir de poche sur sa personne ? Non ? »À l’époque victorienne, personne ne serait sorti sans mouchoir, et le tour, qui devait faire apparaître une colombe actuellement occupée à picorer avec fureur le poignet d’Aziraphale, ne pouvait pas s’exécuter sans cet accessoire. L’ange tenta en vain d’attirer l’attention de Rampa, et tendit le doigt vers un agent de sécurité, qui parut mal à l’aise.
« Vous, jeune homme. Venez ici. Si vous voulez bien inspecter votre poche de poitrine, je crois que vous y trouverez un beau mouchoir de soie.
— Nonmsieur. Jaipeurquenonmsieur », répondit le garde, les yeux rivés droit devant lui.
Aziraphale lui adressa un clin d’œil désespéré. « Allons, allons, mon jeune ami, jetez un coup d’œil, je vous en prie. »
Le garde plongea la main dans sa poche intérieure, parut surpris et en tira un mouchoir de soie, bleu turquoise avec une bordure de dentelle. Aziraphale sut immédiatement que la dentelle avait été une erreur, lorsqu’elle s’accrocha à l’arme que l’agent portait dans son holster, et qu’elle l’envoya valdinguer de l’autre côté de la pièce, pour atterrir dans le bol de gelée à la fraise.
Les enfants applaudirent avec enthousiasme. « Hé, pas mal », concéda la petite fille à la queue-de-cheval.
Abbadon avait déjà traversé la pièce à toutes jambes pour s’emparer de l’arme.
« Mains en l’air, bande de nuls ! » s’écria-t-il au comble du bonheur.
Les gardes du corps affrontaient un dilemme.
Certains saisirent gauchement leurs propres armes, d’autres commencèrent à s’approcher ou à s’éloigner prudemment du petit garçon. Les autres enfants se mirent à réclamer des revolvers et les plus hardis s’emparèrent de ceux des gardes assez irréfléchis pour les sortir au grand jour.
Soudain, quelqu’un lança une giclée de gelée à la tête d’Abbadon.
Le gamin couina et pressa la détente. C’était un Magnum 32, modèle CIA, gris, méchant, lourd, capable d’éclater son homme à trente pas pour le réduire en une fine brume écarlate, un échantillonnage de bas morceaux, et pas mal de formalités administratives.
Aziraphale cligna des yeux.
Un mince jet d’eau jaillit du canon pour arroser Rampa, qui regardait par la fenêtre, en cherchant dans le jardin un hypothétique molosse noir.
Aziraphale parut confus.
Soudain, une tarte à la crème le happa en plein visage.
Il était presque trois heures cinq.
D'un geste, Aziraphale changea le reste des armes en pistolets à eau et quitta la pièce.
Rampa le retrouva dehors sur le trottoir ; il tentait d’extraire un volatile trempé du bras de sa redingote.
« Il est en retard, constata l’ange.
— Je vois ça. Quelle idée de le fourrer dans ta manche, aussi. » Il tendit la main et tira du frac d’Aziraphale l’oiseau inanimé, puis il lui souffla doucement sur les plumes pour lui rendre vie. La colombe émit un roucoulement de plaisir et s’envola suivant une trajectoire un peu inquiète.
« Pas l’oiseau, répondit l’ange. Je parle du molosse. Il est en retard. ».
Rampa opina d’un air pensif. « Nous allons bien voir. »
Il ouvrit la portière de sa voiture, alluma la radio. « Femmes des années quatre-vingt, femmes jusqu’au bout desBONJOUR, RAMPA.
— Bonjour. Euh, qui est là ?
— Dagon, Seigneur des Mouches, maître des DÉMENCES, Sous-Duc DU SEPTIÈME TOURMENT, QUE PUIS-JE FAIRE POUR VOTRE SERVICE ?
— Le Molosse des Enfers. Jec euhc je vérifie simplement qu’il est bien parti.
— ON L’A LÂCHÉ IL Y A DIX MINUTES, POURQUOI ? IL N’EST PAS ENCORE ARRIVÉ ? QUELQUE CHOSE NE VA PAS ?
— Oh, non, tout va bien. Tout est au poil. Oups, le voilà, je le vois qui arrive. Bon chien, gentil chienchien. Tout va au petit poil. Vous faites un boulot du tonnerre, là en bas. Bon, ravi d’avoir bavardé avec vous, Dagon. On se rappelle, d’accord ? »
Il éteignit la radio.
Tous deux se regardèrent. On entendit une détonation violente à l’intérieur de la maison, et une vitre vola en éclats. « Oh, misère », marmonna Aziraphale. Il n’avait pas juré depuis six millénaires et, la pratique aidant, il n’allait pas commencer maintenant. « J’ai dû en oublier un.
— Pas de molosse, constata Rampa.
— Pas de molosse », confirma Aziraphale.
Le démon poussa un soupir. « Monte, dit-il. Il faut qu’on discute de tout ça. Oh, euhc Aziraphale ?
— Oui ?
— Débarrasse-toi de cette saleté de tarte à la crème avant de monter. »
C’était une journée d’août chaude et silencieuse, loin du centre de Londres. Sur les bas-côtés de la route de Tadfield, la poussière alourdissait les herbes folles. Les abeilles bourdonnaient dans les haies. L’air avait un goût de restes passés au four.
On entendit un bruit, mille voix métalliques qui saluaient en même temps, et qu’on coupait net.
Et un chien noir apparut sur la route.
Ce devait être un chien. Il en avait la forme.
Certains chiens, quand on les rencontre, vous rappellent qu’en dépit de milliers d’années d’évolution gérée par l’homme un intervalle de deux repas est tout ce qui sépare le chien du loup. Ces chiens avancent d’une démarche assurée, résolue, incarnations de la vie sauvage aux crocs jaunis, à l’haleine puante, tandis que dans le lointain on entend leurs propriétaires bêtifier : « C’est une brave bête au fond, donnez-lui une tape s’il vous embête », et dans le vert de leurs yeux brûlent et tremblent les feux de camp du Pléistocènec
Face au molosse dont nous parlons, même ces chiens-là se couleraient avec un air de fausse nonchalance derrière le canapé, en feignant d’être fabuleusement captivés par un vieil os en caoutchouc.
Le molosse grondait déjà et c’était un grondement sourd, soutenu, chargé de menace tendue à tout rompre, le genre de grondement qui commence au fond de la gorge de quelqu’un pour finir au fond de celle de quelqu’un d’autre.