La salive tombait de ses babines et crépitait en frappant le goudron.
Il avança de quelques pas et huma l’atmosphère lourde.
Ses oreilles se dressèrent.
Il entendait des voix lointaines. Une voix en particulier. La voix d’un petit garçon, mais d’un petit garçon auquel ses origines lui commandaient d’obéir. Quand sa voix dirait suis-moi ,il suivrait ; quand elle dirait tue ,il tuerait. La voix de son Maître.
Il franchit la haie d’un bond et traversa le champ en trottant. Un taureau en train de paître lui jeta un long coup d’œil, supputa ses chances, puis gagna en toute hâte la haie la plus éloignée.
Les voix sortaient d’un bosquet d’arbres malingres. Le molosse noir se coula plus près, les babines ruisselantes.
Une des autres voix déclara : « C’est pas vrai. Tu dis toujours qu’il t’en donnera et il le fait jamais. Jamais ton père te donnera un animal. Surtout pas un animal intéressant. Ou alors ça sera probablement des insectes-bâtons. C'est ça que ça veut dire, intéressant ,pour ton père. »
Le molosse esquissa l’équivalent canin d’un haussement d’épaules, puis s’en désintéressa immédiatement : son Maître, le Centre de son Univers, parlait :
« Ça sera un chien.
— Bah, t’en sais rien, que ça sera un chien. Personne l’a dit. Comment tu sais que ça sera un chien si personne te l’a dit ? Ton père râlera tout le temps, chaque fois qu’il faudra lui donner quelque chose à manger.
— Des fusains. » La troisième voix était nettement plus guindée que les deux autres. C’était la voix de quelqu’un qui, avant de construire une maquette en plastique, ne se contente pas de détacher toutes les pièces et d’en faire le décompte, comme le préconise le mode d’emploi ; il entreprend également de peindre celles qu’il faut peindre et les laisse sécher scrupuleusement avant d’aborder le montage. Une seule chose séparait cette voix d’un poste de comptable diplômé : quelques années.
« Ça mange pas des fusains. On n’a jamais vu un chien manger des fusains.
— Non, je parle des insectes-bâtons. Les phasmes. En fait, ils sont drôlement intéressants. Ils se dévorent quand ils s’accouplent. »
S’ensuivit une pause de réflexion. Le chien se faufila plus près, et s’aperçut que les voix montaient d’un trou dans le sol.
Les arbres dissimulaient une ancienne carrière de craie, désormais à demi envahie par les ronces et les mauvaises herbes. Ancienne, mais visiblement pas abandonnée. Elle était couturée de traces de pneus ; les zones planes sur les côtés témoignaient d’un usage régulier par les skate-boards et les cyclistes spécialistes du Mur de la Mort ou, du moins, du Mur des Genoux Vilainement Écorchés. Des morceaux de cordes dangereusement usées pendaient des branches les plus accessibles. Çà et là, des plaques de tôle et de vieilles planches étaient coincées dans les branchages. On distinguait une épave de Triumph Herald Estate, calcinée et rouillée, à demi noyée dans une déferlante d’orties.
Dans un coin, un enchevêtrement de roulettes et de tiges d’acier corrodées marquaient l’emplacement du mythique Cimetière Perdu où viennent mourir les caddies de supermarché.
Pour un enfant, c’était le paradis ; les adultes l’avaient baptisé le Trou.
Le molosse jeta un coup d’œil à travers une touffe d’orties et aperçut quatre silhouettes assises au centre de la carrière sur cet accessoire indispensable à tous les bons repaires secrets du monde : la caisse à lait vulgaris .
« C’est pas vrai !
— Si !
— J’te parie que non », repartit la première voix. Par son timbre, elle était jeune, féminine, et se teintait d’une fascination horrifiée.
« Eh ben, si, justement. J’en avais six avant qu’on parte en vacances et j’ai oublié de changer les fusains, et quand je suis revenu, y en avait plus qu’un seul, un gros.
— Bah. C’est pas les phasmes, ça, c’est les amantes religieuses. Elles prient avec leurs pattes. J’en ai vu à la télé, ils montraient une grosse femelle qui en bouffait un autre et l’autre, il s’en apercevait même pas. »
Il y eut un nouveau silence lourd.
« Et pourquoi elles prient ? demanda la voix de son Maître.
— Chais pas. Elles demandent au bon Dieu de pouvoir rester célibataires, je suppose. »
Le molosse réussit à coller un de ses yeux énormes contre un trou dans la clôture effondrée, et il loucha pour regarder vers le bas.
« Eh ben, c’est comme les vélos, affirma catégoriquement la première voix. J’ai cru qu’on allait m’offrir un vélo avec sept vitesses et une selle de sport, un mauve et tout, et puis ils m’en ont offert un qui était bleu clair. Avec un panier. Un vélo de fille ,en plus.
— Ben, t’es une fille.
— Ça, c’est du sexisme .Donner des trucs de filles aux gens, juste parce que c’est des filles.
— Moi, je vais avoir un chien », déclara fermement la voix de son Maître. Le Maître lui tournait le dos ; le molosse ne pouvait pas distinguer son visage.
« C’est ça : un gros doberman, rétorqua la fille avec une ironie dévastatrice.
— Non, ça sera le genre de chien avec lequel on peut jouer, répondit la voix de son Maître. Pas un grosc »
c dans les orties, l’altitude des prunelles diminua brutalementc
« c mais un petit chien, du genre qui est vachement malin et qui peut rentrer dans un terrier de lapin et qui a une oreille marrante, toute retournée. Et ça sera un corniaud. Un corniaud de pure race. »
Sans que personne entende, il y eut un léger coup de tonnerre en lisière de carrière. Ça aurait pu être le bruit de l’air qui se précipite pour remplir le vide créé par un très gros molosse qui se change, par exemple, en petit chien.
Le petit popqui suivit aurait pu être le bruit d’une oreille qu’on rebrousse.
« Et je l’appelleraic dit la voix de son Maître. Je l’appelleraic
— Oui, comment tu l’appelleras ? » s’enquit la petite fille.
Le molosse attendit. C’était le grand moment. Le Nom. Il définirait ses buts, sa fonction, son identité. Ses yeux luisirent d’une flamme rouge sang, même s’ils étaient nettement plus près du sol, et il saliva sur les orties.
« Je l’appellerai Toutou, décida son Maître. Avec un nom comme ça, y a pas de souci à se faire. »
Le Molosse Infernal resta immobile. Au tréfonds de son cerveau de dogue diabolique, il savait que quelque chose ne tournait pas rond, mais il était totalement obéissant, et son amour soudain pour son Maître balaya tous ses doutes. Aucune règle ne fixait la taille convenable d’un chien, ni la couleur de la fourrure autour de ses yeux, après tout.
Il descendit la pente, à la rencontre de son destin.
Bizarre, quand même. Il avait toujours ressenti l’envie de sauter sur les gens, mais maintenant, contre toute attente, elle s’accompagnait chez lui d’un besoin irrésistible de remuer la queue.
✿
« Tu m’avais dit que c’était lui ! » gémit Aziraphale en ramassant distraitement le dernier caillot de tarte à la crème sur son revers. Il suça ses doigts pour les nettoyer.
« Mais c' était lui ! répondit Rampa. Enfin, je veux dire, je suis bien placé pour le savoir, non ?
— Alors, c’est que quelqu’un d’autre est intervenu.
— Qui ça ? Il n’y a personne d’autre, on est d’accord ? Le Bien et le Mal. C’est l’un ou l’autre. »
Il frappa de la paume sur le volant.
« Tu ne croirais pas ce qu’on peut faire aux gens, En Bas, dit-il.
— J’imagine que ça ressemble beaucoup à ce qu’on peut leur faire Là-Haut, rétorqua Aziraphale.
— Oh, ça va ! Ton équipe bénéficie d’une bonté ineffable.
— Tu crois ça ? Tu as déjà visité Gomorrhe ?