— Bien sûr. Il y avait une petite taverne formidable où ils servaient de fabuleux cocktails au vin de palme, avec de la muscade et de la citronnelle piléec
— Non, je veux dire : après .
— Oh.
— Il a dû se passer quelque chose à l’hôpital, fit Aziraphale.
— C’est impossible. Il était rempli de nos gens !
— Les gens de qui ? demanda Aziraphale sur un ton glacial.
— Les miens, corrigea Rampa. Enfin, pas les miens précisément. Hmmm, tu saisc des satanistes. »
Il essaya de prononcer le mot sur un ton décontracté. À part leur avis sur le monde, un endroit étonnant et fascinant qu’ils voulaient continuer à apprécier le plus longtemps possible, ils partageaient peu de points de vue, mais ils s’accordaient plutôt dans leur opinion sur les gens qui, pour une raison ou une autre, vouaient un culte au Prince des Ténèbres. Rampa les trouvait très embarrassants. On ne pouvait pas se montrer discourtois envers eux, mais il était difficile de ne pas les considérer de la même façon que, disons, un ancien combattant de la guerre du Viêt Nam voit les gens qui assistent en treillis à des réunions de surveillance du quartier.
Qui plus est, leur enthousiasme sempiternel était vraiment déprimant. Prenez ces histoires de croix renversées, de pentacles et de coqs, par exemple. Elles laissaient perplexes la plupart des démons. Rien de tout ça n’était nécessaire. Pour devenir sataniste, il suffisait de le vouloir. On pouvait l’être toute sa vie sans savoir ce qu’était un pentacle, ni jamais voir un coq mort autrement que sous forme de poulet Marengo.
D'ailleurs, certains satanistes de l’ancienne école étaient plutôt de braves gens. Ils prononçaient les paroles prescrites et exécutaient les gestes conseillés, exactement comme ceux qu’ils considéraient comme leurs opposés, et puis ils rentraient chez eux vivre le reste de la semaine la médiocrité tranquille et sans relief de leur existence, sans la moindre mauvaise pensée en tête.
Et les autresc
Il y avait des soi-disant satanistes qui mettaient Rampa mal à l’aise. C’étaient moins leurs actes que cette manie d’en attribuer la responsabilité aux Enfers. Ils imaginaient des horreurs qui, en mille ans, ne seraient jamais venues à l’idée d’un démon convenable, des actions ténébreuses et détestables que seul un cerveau humain en pleine possession de ses moyens pouvait concevoir, et ensuite ils bramaient : C’est le Diable qui m’a poussé, pour obtenir l’indulgence de la cour. Alors qu’en fait, justement, le Démon pousse rarement les gens à faire quoi que ce soit : c’est inutile. Certains humains avaient des difficultés à comprendre ça. L’Enfer n’était pas un puits gigantesque de Mal, pas plus que le Paradis, de l’avis de Rampa, n’était source de Bien ; c’étaient juste les couleurs opposées d’un grand jeu d’échecs cosmique. L’article authentique, la véritable grâce et le mal effroyable se trouvaient dans l’âme humainec
« Ahc fit Aziraphale. Les satanistesc
— Je ne vois pas comment ils auraient pu faire rater l’affaire. Enfin, quoi : deux bébés. Ce n’est quand même pas une tâche herculéenne, nonc ? » Il s’interrompit. Dans les brumes de son souvenir, il voyait une petite religieuse qui lui avait fait à l’époque l’impression d’être particulièrement fofolle, même pour une sataniste. Et il y avait eu quelqu’un d’autre. Rampa se souvenait vaguement d’une pipe et d’un gilet tricoté avec un motif en zigzag qui était passé de mode depuis 1938. Un homme qui portait Futur Pèreécrit sur le visage.
Il avait dû y avoir un troisième bébé.
C’est ce qu’il dit à Aziraphale.
« Plutôt maigre, comme piste, fit l’ange.
— Nous savons que l’enfant est toujours vivant. Doncc
— Et comment le sait-on ?
— S’il était revenu En Bas, tu crois que je serais encore assis devant toi ?
— Excellent argument.
— Donc, il ne reste qu’à le trouver. Compulser les archives de l’hôpital. » Le moteur de la Bentley se réveilla avec un toussotement et la voiture bondit en avant, écrasant Aziraphale au fond de son siège.
« Et ensuite ?
— Et ensuite, on retrouve le gosse.
— Et ensuite ? » L’ange ferma les yeux pendant que la voiture prenait un virage sur le flanc.
« Je n’en sais rien.
— Misère.
— Je suppose – reste pas sur la route, andouille !– qu’il est hors de question que je bénéficie – c’est ça, et ton scooter avec ! – du droit d’asile Là-Haut ?
— Justement, j’allais te poser la même question – attention, le piéton !
— Il est au milieu de la rue, il sait ce qu’il risque ! » répondit Rampa, insinuant la Bentley en pleine accélération entre une voiture en stationnement et un taxi, laissant un intervalle où la meilleure carte de crédit aurait eu du mal à se glisser.
« La route ! Regarde la route ! Et cet hôpital, où est-il, d’abord ?
— Un peu au sud d’Oxford ! »
Aziraphale s’agrippa au tableau de bord. « On ne peut pas faire du cent soixante au centre de Londres ! »
Rampa regarda le compteur. « Et pourquoi pas ?
— Tu vas nous tuer ! » Aziraphale hésita. « Tu vas provoquer une désincarnation inopportune », corrigea-t-il d’une voix un peu gênée, en se détendant un peu. « Et puis, tu risques de tuer des gens. »
Rampa haussa les épaules. L’ange n’avait jamais complètement assimilé l’état d’esprit du XX e siècle. Il ne comprenait pas qu’on peut parfaitement rouler à cent soixante sur Oxford Street. Il suffit de s’arranger pour que rien n’encombre le passage. Et comme tout le monde sait qu’il est impossible de faire du cent soixante sur Oxford Street, personne ne remarque quoi que ce soit.
Sur ce point, les voitures surpassaient les chevaux. Le moteur à explosion avait été une bénédc un présent du Cic un coup de chance pour Rampa. Dans le temps, il ne pouvait mener ses affaires que sur une seule catégorie de chevaux, de gros bestiaux noirs aux yeux de flamme, dont les sabots lançaient des étincelles. Cet équipage était de rigueur pour tout démon. En général, Rampa tombait de sa selle. Il n’avait guère d’affinités avec les animaux.
Aux environs de Chiswick, Aziraphale explora d’une main négligente l’accumulation de cassettes encombrant la boîte à gants.
« C’est quoi, un Velvet Underground ? s’enquit-il.
— Ça ne va pas te plaire.
— Oh. Du be-bop, conclut l’ange sur un ton définitif.
— Tu sais, Aziraphale, on pourrait demander à un million d’êtres humains de définir la musique moderne, personne n’emploierait le terme « be-bop ».
— Ah ! Tchaïkovski, je préfère », lança Aziraphale en ouvrant un boîtier et en enfournant la cassette dans le Blaupunkt.
« Tu ne vas pas apprécier, soupira Rampa. Elle traîne dans la voiture depuis plus de quinze jours. »
Une basse profonde commença son martèlement dans la Bendey tandis que la voiture dépassait Heathrow.
Le front de l’ange se plissa.
« Je ne reconnais pas ce morceau, dit-il. Cest quoi ?
— Another One Bites the Dustde Tchaïkovski », répondit Rampa, fermant les yeux pendant la traversée de Slough.
Pour tuer le temps pendant qu’ils franchissaient le moutonnement des Chilterns endormies, ils écoutèrent également We are the Championsde William Byrd et
I Want to Break Freede Beethoven.
Mais ni l’un ni l’autre ne valait le Fat-Bottomed Girls de Vaughan Williams.
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On dit toujours que les meilleures musiques sont l’œuvre du Diable. En général, c’est vrai. Mais les meilleurs chorégraphes sont la propriété du Ciel.
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Les plaines de l'Oxfordshire s’étiraient en direction de l’ouest, et un pointillé de lumières marquait les villages assoupis où d’honnêtes petits propriétaires ruraux se préparaient à dormir après une longue journée de labeur à leur poste de rédacteur en chef, de conseiller financier ou de programmeur.