« Je ne vois pas de quoi tu te scandalises, fit Rampa. Il voulaitune véritable arme à feu. Le désir de posséder un pistolet réel lui emplissait la tête.
— Mais tu l’as lâché contre tous ces gens sans défense ! s’indigna Aziraphale.
— Allons, allons. Ce n’est pas tout à fait vrai. Je sais être équitable. »
Le contingent des Prévisions Financières était couché de tout son long sur ce qui avait été la zone d’équitation, encore que personne ne semblât enclin à prendre la situation de façon cavalière.
« J’ai toujours dit qu’on ne pouvait pas faire confiance aux gens des Acquisitions, lança le Responsable Adjoint du Secteur Financier. Quels enfoirés ! »
Au-dessus de sa tête, une balle ricocha contre la murette.
À quatre pattes, il rejoignit prestement le petit groupe rassemblé autour du corps de Whethered.
« Comment ça se présente ? »
Le Responsable Adjoint de la Section Comptabilité tourna vers lui un visage hagard. « Plutôt mal. La balle a tout traversé. Access, Barclaycard, Visa – la totale.
— Il a fallu la carte American Express Gold pour l’arrêter », conclut Whethered.
Ils contemplèrent avec une horreur muette le spectacle d’un porte-carte de crédit presque entièrement transpercé par une balle.
« Pourquoi ont-ils fait ça ? » demanda un employé de la Comptabilité.
Le chef de la section Comptabilité Interne ouvrit la bouche pour dire quelque chose de sensé, mais il ne le fit pas. Tout le monde a son point de rupture, et le sien venait d’être percuté de plein fouet. Vingt ans de maison. Il aurait voulu être concepteur graphique, mais le terme était inconnu du conseiller d’orientation. Vingt ans passés à vérifier deux fois le Formulaire BF18. Vingt ans à tourner la manivelle de cette foutue machine à calculer mécanique, alors que les gens de la Prospective disposaient tous d’ordinateurs. Et maintenant, pour des raisons inconnues mais qui n’étaient probablement pas étrangères à une réorganisation et au désir de ne pas s’encombrer des frais d’une retraite anticipée, on lui tirait dessus à balles réelles.
Les armées de la paranoïa défilèrent au fond de ses prunelles.
Il baissa les yeux vers sa propre arme. À travers les brumes de sa fureur et de sa confusion, il constata qu’elle était plus grosse et plus noire que lorsqu’on la lui avait donnée. Plus lourde, également.
Il la pointa vers un buisson proche et observa un flot de balles le transformer en hachis.
Oh ! c’est à ça qu’ils voulaient jouer ? Bon, d’accord. Il fallait bien qu’il y ait un gagnant.
Il regarda ses hommes.
« Allez, les gars, lança-t-il. On va se les faire, ces salopards ! »
« Personne n’est obligé d’appuyer sur la détente. En tout cas, c’est comme ça que je vois les choses », fit Rampa.
Il adressa à Aziraphale un grand sourire un peu gêné.
« Allez, viens, poursuivit-il. Jetons un coup d’œil à la ronde pendant que tout le monde a la tête ailleurs. »
Les balles sifflaient dans la nuit.
Jonathan Parker, Section Acquisitions, se faufilait à travers les buissons quand l’un d’eux lui passa un bras autour du cou.
Nigel Tompkins cracha une grappe de feuilles de rhododendron.
« Là-bas, c’est la compagnie qui fait la loi, siffla-t-il, le visage strié de boue. Mais ici, c’est moic »
« Je trouve que c’est une très mauvaise action, déclara Aziraphale tandis qu’ils descendaient les couloirs déserts.
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ? répondit Rampa en ouvrant des portes au hasard.
— Mais il y a des gens qui s’entre-tuent, dehors !
— Précisément, c’est tout à fait ça. Ils agissent par eux-mêmes, on est bien d’accord. C’est eux qui y tiennent. Je leur ai juste donné un coup de pouce. Dis-toi que c’est une représentation microcosmique de l’univers : chacun dispose de son libre arbitre. Ineffable, non ? »
Aziraphale le fusilla du regard.
« Oh, bon, d’accord, concéda Rampa d’une voix dépitée. Personne ne va vraiment se faire tuer. Ils vont tous s’en tirer par miracle. Ça ne serait pas drôle, autrement »
Aziraphale se détendit « Tu sais, Rampa, dit-il avec un sourire radieux, j’ai toujours pensé qu’au fond, tu étais un vraic
— Bon, ça va, ça va, trancha Rampa. Tu ne vas pas le claironner sur les toits, en plus ? »
Au bout d’un certain temps, des alliances fragiles commencèrent à se nouer. La plupart des membres des sections financières se découvrirent des intérêts communs, enterrèrent leurs différends et s’associèrent contre la section Prospective.
Quand la première voiture de police arriva sur les lieux, seize balles venues de lieux divers la frappèrent en plein radiateur avant qu’elle n’ait remonté la moitié de l’allée. Deux autres se chargèrent de l’antenne radio, mais elles arrivaient trop tard, trop tard.
Mary Hodges reposait juste le combiné du téléphone quand Rampa ouvrit la porte de son bureau.
« Ce doivent être des terroristes, lança-t-elle d’un ton mordant. Ou des braconniers. » Elle regarda le duo de plus près. « Vous êtes bien de la police ? »
Rampa vit ses yeux commencer à s'écarquiller.
Comme tous les démons, il était très physionomiste, même au bout de dix ans, après la perte d’une cornette et l’apport d’un maquillage assez sévère. Il claqua des doigts. Elle se rassit au fond de son fauteuil, une expression de coopération passive sur le visage.
« Il n’était pas utile de faire ça, jugea Aziraphale.
— Bonc » Rampa vérifia rapidement par la fenêtre. « c jour, madame », dit-il d’une voix chantante. « Nous sommes deux entités surnaturelles, et nous voulions savoir si vous ne pourriez pas nous donner quelques précisions sur l’endroit où l’on peut trouver le célèbre Fils de Satan ? » Il décocha un regard glacial en direction de l’ange. « Je vais la réveiller, c’est bien ça ? Comme ça, tu vas pouvoir lui poser la question.
— D'accord, d’accord. Si tu présentes les choses comme çac dit lentement l’ange.
— Rien ne vaut les bonnes vieilles méthodes, parfois. »
Rampa se retourna vers la femme impassible.
« Vous n’étiez pas bonne sœur, il y a onze ans ? demanda-t-il.
— Si.
— Là ! triompha Rampa. Tu vois ? Je le savais, j’avais raison.
— Une veine de damné, grommela l’ange.
— Tu t’appelais Sœur Bavarde, à l’époque. Quelque chose comme ça.
— Loquace, rectifia Mary Hodges d’une voix creuse.
— Est-ce que tu te souviens d’un incident qui tournait autour d’une substitution de nouveau-nés ? »
Mary Hodges hésita. Quand elle reprit la parole, on aurait dit que des souvenirs cicatrisés étaient évoqués pour la première fois depuis des années.
« Oui, répondit-elle.
— Est-il possible que la substitution ait pu ne pas se dérouler comme prévu, pour une raison quelconque ?
— Je n’en sais rien. »
Rampa réfléchit un instant. « Il doit y avoir des archives. Il y en a toujours. » Il jeta un coup d’œil très satisfait vers Aziraphale. « C’est une de mes plus belles idées.
— Oh, oui, répondit Mary Hodges.
— Et où sont-elles ? demanda Aziraphale d’une voix douce.
— Il y a eu un incendie juste après la naissance. »
Rampa poussa un rugissement de frustration et leva les bras au ciel. « Probablement un coup d’Hastur. C’est bien son style. Ces types sont incroyables. Je suis sûr qu’il s’est cru très malin.
— Vous vous souvenez de quelque chose sur l’autre enfant ? demanda Aziraphale.
— Oui.
— Soyez aimable, dites-moi ce que c’est.
— Il avait de meugnons petits petons.
— Oh.
— Et il était très gentil », compléta Mary Hodges d’une voix rêveuse.
Dehors, on entendit le hurlement d’une sirène, brusquement interrompu quand elle fut atteinte par une balle. Aziraphale donna un coup de coude à Rampa.