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La femme rousse assise dans un coin du bar de l’hôtel était la correspondante de guerre la plus accomplie du monde. Son passeport actuel portait le nom de Carminé Zuigiber ; et elle allait partout où il y avait des guerres.
Enfin, plus ou moins.
En réalité, elle allait là où il n’y avait pas la guerre. Elle était déjà passée aux endroits où régnait la guerre.
On la connaissait peu, sauf dans les cercles où cela comptait vraiment. Rassemblez une demi-douzaine de correspondants de guerre dans un bar d’aéroport et, comme l’aiguille d’une boussole se tourne vers le Nord, la conversation s’orientera vers Murchison du
New York Times,
Mais quand Murchison, Van Home et Anforth tombent nez à nez dans une cahute calcinée de tôle ondulée, à Beyrouth, en Afghanistan ou au Soudan, après avoir admiré leurs cicatrices respectives et vidé quelques verres, ils échangent des anecdotes admiratives sur Zuigiber la Rouquine, du National World Weekly .
« Ce torchon est nul, disait Murchison. Il ne sait pas ce qu’il a entre les mains. »
En fait, le National World Weeklyle savait parfaitement : il avait une correspondante de guerre. Simplement, il ignorait pourquoi, et ce qu’il devait en faire, maintenant.
Dans un numéro typique, le National World Weekly annonçait au monde que le visage de Jésus était apparu sur le pain d’un Big Mac acheté par un habitant de Des Moines, accompagné par une interprétation artistique dudit petit pain ; qu’on avait récemment vu Elvis travailler dans un Burger Lord de Des Moines ; qu’une ménagère de Des Moines avait été guérie de son cancer en écoutant des disques d'Elvis ; que les nombreux loups-garous qui infestent le Middle West descendent d’une valeureuse pionnière violée par le Bigfoot, ce Yéti des forêts américaines ; et qu'Elvis a été enlevé par des Extraterrestres Venus de l’Espace en 1976 parce que ce monde ne le méritait pas.
C’était ça, le National World Weekly. Il se vendait à quatre millions d’exemplaires par semaine et avait autant besoin d’un Correspondant de Guerre que d’une interview exclusive avec le Secrétaire Général des Nations Unies 17 .
Et donc, il donnait pas mal d’argent à Zuigiber la Rouquine pour qu’elle aille dénicher des guerres, et ne tenait aucun compte des énormes enveloppes mal dactylographiées qu’elle leur transmettait des quatre coins du globe à l’occasion, pour justifier ses notes de frais – en général très raisonnables.
Le journal estimait sa conduite parfaitement raisonnable ; de son point de vue, Zuigiber n’était pas une correspondante de guerre très performante, même si elle était la plus belle, ce qui comptait énormément au National World Weekly .Ses communiqués parlaient toujours de types qui se tiraient dessus, sans s’intéresser aux ramifications politiques et, plus grave, à l’Aspect Humain de la Situation.
À l’occasion, ils confiaient un de ses articles à un rewriterpour qu’il le mette en forme. (« Jésus est apparu à Manuel Gonzalez, neuf ans, au cours d’une bataille rangée au bord du Rio Concorsa, et lui a dit de rentrer chez lui, car sa mère s’inquiétait. “J’ai su que c’était Jésus, a déclaré le courageux enfant, parce qu’il ressemblait à l’image déjà apparue miraculeusement sur ma boîte à goûter. “ »)
Mais la plupart du temps, le National World Weeklyne s’occupait pas d’elle et archivait soigneusement ses articles dans la corbeille à papier.
Murchison, Van Home et Anforth se fichaient bien de ces considérations. Ils ne voyaient qu’une chose : chaque fois qu’éclatait une guerre, Miss Zuigiber était la première arrivée sur les lieux. Pratiquement avantque la guerre n’éclate.
« Mais comment fait-elle ? se demandaient-ils, mystifiés. Comment s’y prend-elle, bon sang ? » Et ils se regardaient dans un silence éloquent : si cette femme devait être une voiture, ce serait une Ferrari ; on s’attend à trouver ce genre de créature dans les bras du generalissimo corrompu d’une nation du Tiers-Monde au bord du gouffre, et pourtant, elle passe son temps avec nous. On a une sacrée veine, non ?
Miss Zuigiber se contentait de sourire et de payer une nouvelle tournée générale, aux frais du National World Weekly .Et elle regardait les bagarres éclater autour d’elle. Et elle souriait.
Elle avait eu raison. Le journalisme lui convenait à merveille.
Cependant, tout le monde a besoin de vacances, et Zuigiber la Rouquine prenait ses premières vacances depuis onze ans.
Elle se trouvait sur une petite île méditerranéenne qui tirait ses revenus du tourisme. Le fait était curieux en lui-même. La Rouquine était le genre de femme qui ne prend ses vacances sur des îles plus petites que l’Australie que lorsqu’elle en connaît bien le propriétaire. Si, un mois plus tôt, on avait dit aux insulaires qu’une guerre allait éclater, ils vous auraient ri au nez avant d’essayer de vous vendre un porte-bouteille en raphia ou une vue de la baie entièrement réalisée en coquillages ; c’était le bon temps.
Ce temps n’était plus.
Désormais, un grand fossé politico-religieux, pour savoir duquel des quatre minuscules pays du continent l’île ne dépendait pas, avait scindé le pays en trois factions, détruit la statue de Santa Maria sur la grand-place et anéanti le tourisme local.
Zuigiber la Rouquine était assise au bar de l’Hôtel de Palomar del Sol, et buvait ce qui passait pour un cocktail. Dans un coin, un pianiste las jouait, et un serveur affublé d’une perruque roucoulait dans un micro :
« Amiïîîîîîl était-une-fouououâ
Oun-pétit-toro-blancoooo
Aïïïïtmiïl ignorait-la-jouououâââ
Lé-pétit-toro-blancooooc »
Un homme fit irruption par la fenêtre, un couteau entre les dents, un pistolet automatique Kalachnikov dans une main, une grenade dans l’autre.
« Dje rebenditche chett hôdel au dom dec » Il s’interrompit. Il sortit le couteau d’entre ses dents et recommença à zéro. « Je revendique cet hôtel au nom de la Fraction de Libération pro-turque ! »
Les deux derniers touristes encore présents sur l’île 18 se réfugièrent sous leur table. La Rouquine retira nonchalamment de son verre la cerise au marasquin, la porta à ses lèvres rouges pour la faire glisser de son bâtonnet avec une technique qui donna des sueurs froides à plus d’un homme dans la salle.
Le pianiste se leva, plongea la main dans son piano et en tira une mitraillette qui aurait fait le bonheur d’un collectionneur. « Hôtel déjà revendiqué par Brigade Territoriale pro-hellène ! hurla-t-il. Un faux mouvement et je dégomme vous ! »
Quelque chose bougea du côté de la porte. Un colosse avec une barbe noire, un sourire aurifié et une mitrailleuse Gatling d’origine vint se camper sur le seuil, soutenu par une cohorte de gaillards à la carrure comparable, quoique moins formidablement armés.
« Cet hôtel d’importance stratégique, longtemps symbole du commerce touristique collaborationniste de l’impérialisme fasciste turco-hellène, est maintenant aux mains de la Résistance italo-maltaise ! tonna-t-il sur un ton aimable. Donc, nous tuons tout le monde.
— Foutaises ! rétorqua le pianiste. Pas avoir stratégique importance. Simplement excellente cave à vins !
— Il a raison, Pedro, fit l’homme à la Kalachnikov. C’est pour ça que ma faction le voulait. Il General Emesto de Montoya, il m’a dit, Fernando, qu’il me dit comme ça, la guerre sera finie samedi prochain, et les p’tits gars auront envie de faire la fête. Va donc revendiquer l’Hôtel de Palomar del Sol comme prise de guerre, tu veux ? »
Le barbu vira au rouge pivoine. « Avoir foutue stratégique importance, Fernando Chianti ! J’ai dessiné grande carte de l’île et être en plein milieu. Voilà pourquoi vachement stratégique importance, je peux te dire.