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Le chocolat d’Aziraphale était froid comme la pierre.

On n’entendait dans la pièce que le bruit sporadique d’une page qu’on tourne.

De temps à autre, on secouait la porte pour tenter de l’ouvrir, quand les clients de Livres Intimes, à côté, se trompaient d’entrée. Il les ignora.

Plusieurs fois, il manqua de jurer.

Anathème ne s’était pas réellement installée dans le cottage. La plupart de ses instruments étaient empilés sur la table. L’ensemble ne manquait pas d’intérêt. On aurait dit qu’on avait soudain confié la gestion d’un magasin de matériel scientifique à un prêtre vaudou.

« Super ! s’exclama Adam en tapotant l’amas du bout du doigt. C’est quoi, ce machin à trois pieds ?

— C’est un thauodalite, répondit Anathème depuis la cuisine. Ça sert à repérer les leys.

— Et c’est quoi, les leys ? »

Elle lui expliqua.

« Wohhh. C’est vrai ?

— Oui.

— Partout ?

— Oui.

— Et j’en ai jamais vu. C’est dingue, toutes ces lignes de forces invisibles. Elles sont partout, et moi, j’en ai jamais vu une seule. »

Adam n’écoutait pas très souvent, mais il passa les vingt minutes les plus captivantes de sa vie ou, en tout cas, de sa vie ce jour-là. Chez les Young, on ne touchait jamais du bois, pas plus qu’on ne jetait du sel par-dessus son épaule. Leur seul vague flirt avec le surnaturel avait été de soutenir sans conviction, quand Adam était plus jeune, que le Père Noël descendait par la cheminée 21 .

Il avait faim de choses plus consistantes que le Festival des Moissons. Les paroles d’Anathème se déversèrent dans l’esprit d’Adam comme de l’eau dans une ramette de papier buvard.

Toutou grondait, couché sous la table. Il commençait à se poser de graves questions sur son propre compte.

Anathème ne croyait pas uniquement aux leys. Elle croyait aux bébés phoques, aux baleines, aux bicyclettes, aux forêts tropicales, au pain complet, au papier recyclé, au départ des Blancs d’Afrique du Sud et des Américains d’à peu près partout, jusques et y compris de Long Island. Ses croyances n’obéissaient à aucune hiérarchie. Elles étaient toutes soudées en un énorme bloc de foi sans solution de continuité, à côté duquel la foi de Jeanne d’Arc ressemblait à une vague idée en passant. Sur l’échelle de déplacement des montagnes, elle soulevait au moins 0,5 alpe 22 .

Personne n’avait jamais utilisé le mot « environnement » à portée d’ouïe d’Adam. Les forêts tropicales d’Amazonie étaient lettre morte pour lui, morte sans être recyclée.

Une seule fois, il interrompit Anathème, et ce fut pour approuver ses vues sur l’énergie atomique : « J’ai visité une centrale atomique, un jour. C’était pas terrible. Y avait pas de fumées vertes ni de liquides qui gargouillaient dans des cornues. Ça devrait pas être permis de pas avoir des trucs qui gargouillent comme il faut, quand les gens se déplacent exprès pour voir. Il y avait juste des types un peu partout, et ils étaient même pas habillés en cosmonautes.

— Pour leurs gargouillements, ils attendent le départ des visiteurs, répondit Anathème d’une voix sombre.

— Ha.

— Il faudrait se débarrasser d’eux tout de suite.

— Ça leur apprendrait à pas avoir des trucs qui gargouillent. »

Anathème hocha la tête. Elle essayait encore de mettre le doigt sur ce qu’Adam avait de si singulier, et soudain, elle comprit.

Il n’avait pas d’aura.

Elle était très experte en auras. Elle pouvait les distinguer, en se concentrant suffisamment. C’était un petit halo lumineux autour de la tête des gens et, à en croire un ouvrage qu’elle avait lu, sa couleur vous renseignait sur leur santé et leur état général. Tout le monde avait la sienne. Chez les gens mesquins, renfermés, elle se réduisait à une ligne pâle et tremblante, tandis que celle des gens créatifs et extravertis pouvait s’étendre à plusieurs centimètres autour de leur corps.

Elle n’avait encore jamais entendu dire qu’on puisse en être dépourvu, mais elle n’arrivait pas à en percevoir une autour d’Adam. Et pourtant, il semblait joyeux, enthousiaste ; aussi équilibré qu’un gyroscope.

C’est peut-être la fatigue, se dit-elle.

Et puis il était extrêmement gratifiant de rencontrer un élève qui semblait tant se passionner pour le sujet. Elle lui prêta même quelques exemplaires du Nouvel Aquarien, la Revue de l’Ère du Verseau, un petit magazine édité par un de ses amis.

La vie d’Adam en fut bouleversée. Enfin, elle fut bouleversée pour la journée.

À la stupeur de ses parents, il monta se coucher de bonne heure, puis il veilla jusqu’après minuit sous les couvertures, équipé d’une lampe électrique, des revues et d’une poche de bonbons au citron. À l’occasion, un « Super ! » échappait à sa féroce mastication.

Quand les piles furent épuisées, il émergea dans l’obscurité de la pièce et se coucha sur le dos, la tête posée sur ses mains, les yeux apparemment fixés sur l’escadron de chasseurs X-wing (™) qui pendait du plafond. La brise nocturne les agitait doucement.

Mais Adam ne les regardait pas vraiment. En fait, il contemplait les splendeurs rutilantes de sa propre imagination, qui tourbillonnaient comme un panorama de fête foraine.

On était loin de la tante de Wensleydale et de son verre à vin. Ce genre d’occultationnement était nettement plus passionnant.

En plus, il aimait bien Anathème. Bien entendu, elle était très vieille, mais quand Adam aimait bien quelqu’un, il cherchait à faire plaisir.

Il se demanda comment il pourrait faire plaisir à Anathème.

On a longtemps cru que c’étaient les grands événements qui changeaient le monde : les bombes géantes, les politiciens dérangés, les tremblements de terre catastrophiques, les vastes migrations de populationc On a récemment compris que cette notion était dépassée, indigne de gens en phase avec la pensée moderne. En réalité, la théorie du Chaos nous apprend que ce sont les petites choses qui transforment le monde. Un papillon bat des ailes dans la jungle amazonienne, et donne naissance à une tornade qui ravage la moitié de l’Europe.

Quelque part dans le cerveau endormi d’Adam, un papillon venait d’émerger.

Anathème aurait pu – mais pas obligatoirement -avoir une idée plus claire de la situation si elle avait compris pourquoi elle ne voyait pas l’aura d’Adam.

C’était pour la même raison qu’on ne peut pas voir l’Angleterre quand on se tient au milieu de Trafalgar Square.

Des alarmes se déclenchèrent.

Bien sûr, dans la salle de contrôle d’une centrale nucléaire, une alarme qui se déclenche n’a rien d’exceptionnel. Ça arrive tout le temps. Il y a tant de cadrans, de compteurs et de machins qu’on pourrait rater des choses importantes si elles ne bipaientpas.

Et le poste d’ingénieur de quart exige un homme solide, capable et placide, un homme sur lequel on peut compter pour ne pas filer en droite ligne vers le parking à la première alerte. Le genre d’homme, en fait, qui donne l’impression de fumer la pipe même quand ce n’est pas le cas.

Il était trois heures du matin à la centrale de Tuming Point, une heure calme et tranquille où il n’y a d’ordinaire pas grand-chose à faire, sinon remplir le journal de marche et écouter le mugissement lointain des turbines.

Jusqu’à maintenant.

Horace Gander regarda clignoter les voyants rouges. Ensuite, il regarda certains indicateurs. Puis il regarda le visage de ses collègues de travail. Enfin, il leva les yeux vers le grand cadran à l’autre bout de la salle. Quatre cent vingt mégawatts presque fiables et quasiment bon marché quittaient la station. À en croire les autres cadrans, rien ne les produisait.

Il ne dit pas : « Bizarre. » C’est ce qu’il aurait dit si un troupeau de moutons à vélo étaient passés devant la fenêtre en jouant du violon. Un ingénieur responsable n’emploie pas ce genre de mot.

En fait, il dit : « Alf, tu ferais mieux de prévenir le directeur de la centrale. »

Trois heures très chaînées s’écoulèrent. Elles donnèrent lieu à de nombreux échanges au téléphone, au télex et au fax. On tira vingt-sept personnes de leur lit en rapide succession, puis on tira du leur cinquante-trois individus supplémentaires, parce que, quand on est réveillé par une situation de crise à quatre heures du matin, on veut être sûr qu’on n’est pas le seul dans ce cas.