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Le jeune homme tire un tiroir et en sort une boîte de médicaments. Il l’examine longuement, hésitant à l’ouvrir.

C’est alors que Marianne s’approche de lui, d’un pas silencieux.

— Non, tu peux encore résister, dit-elle. Tu dois encore résister.

Luc hésite un instant, puis la boîte retourne dans le tiroir.

Tant pis pour la chaleur, il rejoint le garage. À l’intérieur, la température doit avoisiner les trente degrés. Il enlève son tee-shirt et exécute quelques mouvements d’échauffement avant de passer aux choses sérieuses.

Frapper, encore et toujours.

S’acharner sur le sac de sable ou contre le mannequin de bois. Peu importe, du moment qu’il cogne. Qu’il enlève la soupape de sécurité. Laisse sa rage exploser.

Avant qu’elle ne le submerge.

Qu’elle ne le transforme.

Cogner, toujours plus fort.

Dans ces moments-là, il révèle son vrai visage. Sa vraie nature.

Sa vraie douleur.

Il n’est plus le jeune homme patient, docile et compréhensif. Il n’est plus le garde du corps zélé et attentif.

Il est celui que personne ne connaît.

Personne, sauf Marianne…

Soudain, la porte intérieure du garage s’ouvre et Luc s’immobilise. Charlotte se dirige vers sa voiture.

— Bonjour, madame.

Elle le détaille de la tête aux pieds tandis qu’il attrape une serviette pour s’essuyer.

— Bonjour, Luc.

Il remet bien vite son tee-shirt et s’avance pour lui serrer la main.

— Désolée de vous avoir interrompu, dit-elle.

— Pas de problème.

— Vous arrivez à faire du sport par cette chaleur ? s’étonne-t-elle. Mon mari vous dirait que ce n’est pas très bon pour la santé !

— Sans doute. Mais votre mari n’est pas là…

Elle ouvre la portière de l’Audi. Avant de monter, elle se retourne et le considère avec une sorte d’envie.

— Ça doit faire du bien, non ?

— Quoi donc ?

— De taper comme ça… de se défouler.

— Oui, admet Luc.

Elle lui semble plus triste que d’habitude. Plus fatiguée. Il remarque qu’elle ne s’est pas maquillée, qu’elle est toute de noir vêtue.

— Vous allez bien ? s’enquiert-il.

Elle baisse les yeux.

— Il faut toujours faire comme si, vous ne croyez pas ?

— Peut-être.

— Je vais voir mon fils, dit-elle.

— Ah… je ne savais pas que vous aviez un fils. Quel âge a-t-il ?

— Il a eu dix ans le mois dernier.

Elle a dit ça sans aucune joie.

— Dix ans ? Mais… pourquoi ne vit-il pas ici, avec vous ?

Elle le regarde à nouveau. Ses yeux ont pris la couleur du deuil.

— Mon fils n’est pas… Enfin, il n’est pas comme les autres enfants. Il ne peut pas vivre avec nous. Alors, je vais le voir une fois par semaine. Parfois deux… Quand j’en ai le courage.

— Je suis désolé, murmure Luc. J’ignorais le malheur qui vous frappe.

Charlotte sourit. Pourtant, Luc a l’impression qu’elle va pleurer.

— Vous devez vous demander où vous êtes tombé, pas vrai ?

Il ne sait quoi répondre, alors elle s’assoit derrière le volant et le regarde une dernière fois.

— Dans une famille maudite, dit-elle avant de démarrer. Une famille maudite…

* * *

Charlotte gare sa voiture à l’ombre d’un pin parasol et se regarde dans le petit miroir du pare-soleil. Elle rectifie sa coiffure d’un geste rapide et se décide enfin.

Après avoir traversé le parking, avec l’impression de marcher sur des braises, elle entre dans la clinique et s’arrête à l’accueil pour saluer la secrétaire.

— Bonjour, madame Reynier.

— Bonjour, Béatrice.

Ici, elle connaît tout le monde. Et tout le monde la connaît.

Elle monte l’escalier qui mène au premier étage. La clinique est silencieuse, comme anesthésiée par la chaleur caniculaire. Toutefois, à l’intérieur, la climatisation permet de garder une température acceptable.

Les couloirs sont propres et blancs. Tout est toujours impeccable, ici.

Impeccable et aseptisé.

Mais de temps en temps, il y a les cris. Qui viennent briser cette impression de sérénité.

Les hurlements des enfants.

Car certains peuvent encore crier. Leur douleur, leur incompréhension, leur peur ou leurs angoisses.

Leur envie de mourir, peut-être.

Lukas, lui, ne peut plus. Ni crier, ni parler. Ni marcher, ni manger, ni boire.

Ni même respirer.

Charlotte pousse la porte de la 112. Son fils est étendu sur le lit, près de la fenêtre. Les stores sont baissés à moitié pour que le soleil ne fasse pas grimper la température dans la chambre.

Ils font les choses bien, ici.

Charlotte dépose un baiser sur le front de son fils, caresse ses quelques cheveux épars. Il ne s’en aperçoit même pas.

Car Lukas est une coquille vide. Mort à l’intérieur. C’est ce que disent les médecins.

Pourtant, Charlotte continue d’espérer. Qu’un jour il ouvrira les yeux, la regardera. La reconnaîtra.

L’appellera maman.

Elle espère l’impossible.

Qu’un sourire lui rendra la vie. Que Lucas ressuscitera. Que le miracle se produira.

Elle s’assoit sur une chaise près du lit.

— Maman est là, dit-elle.

Maman devrait toujours être là. Mais maman est lâche.

Maman n’a pas le courage de rester près de toi et d’affronter ce que tu es devenu.

Maman préfère se noyer dans l’alcool. Se suicider à coups de barbituriques et de rhum.

Charlotte contemple le corps, bien plus petit et maigre que la normale, qui se dessine sous les draps blancs. Impeccables, eux aussi.

Une sonde gastrique lui permet d’être nourri, un appareil sophistiqué lui permet de respirer normalement. Une perfusion lui permet d’être hydraté.

Ce n’est plus un enfant. C’est une sorte de poupée de chiffon, déformée et harnachée de toutes parts.

C’est une véritable vision d’horreur.

Lukas a grandi dans ce lit. Bien sûr, Charlotte aurait pu décider de le laisser partir. Mais elle n’en a jamais eu la force.

Il paraît qu’il ne souffre pas. Qu’il n’entend rien, ne voit rien, ne sent rien. Qu’il ne fait plus partie de ce monde. Mais qui peut lui en apporter la preuve ? L’irréfutable preuve ?

Personne.

Armand le lui a répété des centaines de fois. Mais Charlotte ne peut se résigner.

C’est sa faute si Lukas est ici. Si Lukas est mort.

C’est sa faute, elle le sait. Et n’a jamais essayé de le nier.

Quelques secondes d’inadvertance. Quelques secondes seulement.

Et une vie qui bascule. Une autre qui se brise.

Lukas avait à peine plus de deux ans quand c’est arrivé. C’était un petit garçon souriant, espiègle. Avec d’immenses yeux noisette.

Sur sa table de chevet en plastique blanc, il y a une photo de lui avant l’accident. Avant que son cerveau ne subisse d’irrémédiables lésions.

Souvent, Charlotte regrette qu’il ait été réanimé. Qu’on ait fait repartir son cœur alors que son cerveau était mort.

Souvent, elle se dit qu’il serait mieux dans un cercueil. Elle n’y aurait peut-être pas survécu, mais après tout, quelle importance ?

Elle récupère un livre dans son sac à main. Un petit bouquin plein d’illustrations colorées. Un de ceux que les parents lisent le soir à leur enfant pour qu’il s’endorme paisiblement. Charlotte, elle, fait la lecture à son fils depuis des années dans l’espoir de le réveiller. Pour qu’il continue à entendre sa voix.