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Mais l’entend-il ?

Elle commence malgré tout à tourner les pages. Une histoire de lapin qui vole des fraises dans un potager… En plus de lire les quelques lignes de texte, elle lui décrit consciencieusement les images, les couleurs.

Au bout d’un quart d’heure, Charlotte ferme le livre et croise les mains sur ses cuisses. Son regard se pose encore sur son fils. Sur ce qu’il en reste. Puis il dérive lentement vers la fenêtre.

Elle songe au père de Lukas, un amour de jeunesse. Quand l’accident s’est produit, ils s’étaient déjà séparés. Elle se souvient lorsqu’il est arrivé à l’hôpital, qu’il a appris ce qu’était devenu son fils.

Elle se souvient de ses cris, de ses reproches, de ses insultes.

Charlotte a vraiment cru qu’il allait la tuer. Ensuite, il a disparu. N’a jamais voulu revoir Lukas.

Ce n’est plus mon fils. C’est un mort vivant. À cause de toi.

Puis, dans la seconde qui suit, Charlotte pense à son mari. Cet homme avec qui elle avait cru pouvoir redémarrer une nouvelle vie. Retrouver, peut-être, quelques instants de bonheur. Même si elle ne les méritait pas.

Terrible erreur.

Les deux premières années ont été les seules à valoir la peine d’être vécues.

Les six qui ont suivi ont été comme un mauvais rêve.

Si Armand aime les masques, ce n’est pas un hasard. Il en portait un lorsqu’elle l’a rencontré. Mais il n’a guère tardé à montrer son vrai visage et Charlotte s’est rendu compte qu’elle avait épousé un monstre.

Qui n’aime que Maud et sa putain de clinique.

Oui, Armand aime sa fille et son travail.

Mais pas sa femme.

Il ne la respecte même pas. Charlotte est seulement un faire-valoir. Il l’a épousée parce qu’elle était plus jeune que lui et parce qu’elle est belle. Parce qu’il aime être vu avec elle.

Il l’a épousée pour ne plus être veuf.

Jamais il n’a été violent envers elle. Pas physiquement en tout cas.

Pas de gifles ni de coups.

Mais jamais il ne s’est vraiment intéressé à elle, à ce qu’elle pouvait ressentir. Jamais il n’a partagé ses rêves ou ses cauchemars. Encore moins ses insomnies.

Une indifférence plus tranchante que n’importe lequel de ses bistouris.

D’un simple regard, il sait la rabaisser mieux que n’importe qui.

D’une simple phrase, il sait l’écraser de sa toute-puissance.

Charlotte entrouvre la fenêtre et ferme les yeux.

Bien sûr, elle pourrait divorcer. Partir.

Mais il y a le fric. Cette montagne de fric.

Retomber dans la misère ?

Car Reynier a tout prévu au moment du mariage. Conseillé par les meilleurs avocats, il s’est assuré qu’elle n’aurait rien en cas de divorce.

Rien, ou pas grand-chose. En tout cas, pas assez pour que Lukas reste dans cette clinique de luxe avec un personnel aux petits soins. Sans Armand, que deviendrait-il ? Il finirait à l’hôpital public. Là où on le laisserait partir, mourir.

Progressivement, la colère a remplacé l’amour. Puis la haine a germé, pour croître démesurément. Telle une plante vénéneuse capable d’empoisonner chaque moment.

Lorsque Charlotte a compris qui était son mari. Lorsqu’elle a compris qu’elle était prise au piège.

Combien de fois a-t-elle souhaité sa mort ? Combien de fois a-t-elle rêvé de le tuer de ses propres mains ?

S’il venait à mourir, elle pourrait espérer ramasser quelques miettes de sa fortune, la majeure partie allant évidemment à Maud. Car là aussi, Reynier a tout prévu, tout calculé.

Mais quelques miettes, c’est toujours mieux que rien.

Charlotte ferme la fenêtre et embrasse à nouveau son fils. Elle caresse sa joue, ses paupières.

Elle aimerait tant revoir ses yeux.

Le placer dans cette clinique est la seule chose que Reynier a faite pour elle. Payer chaque mois une somme astronomique pour qu’il reste ici. Mais ce n’est sans doute pas par compassion, générosité ou grandeur d’âme. Seulement pour que Charlotte soit sa prisonnière.

Son esclave.

Pour qu’il puisse la baiser quand il ne couche pas avec une autre.

Pour qu’il puisse parader avec elle.

Pour être marié avec une femme superbe. Envié par ses amis et ses collègues.

Charlotte regagne sa voiture. Mais elle ne redémarre pas tout de suite.

Elle a envie de vomir.

Quand elle pense à Armand. Et quand elle se regarde en face.

Cette voiture, ces vêtements, ces bijoux. Cette maison, ces voyages. Ces domestiques. Tout ce fric qu’il lui laisse dépenser. Pour mieux la tenir en laisse.

Tout ce faste dont elle profite lâchement. Tandis que son fils se meurt éternellement sur un lit.

Je ne vaux pas mieux que lui, finalement.

Sauf que moi, je l’aimais. Je l’aimais vraiment.

Elle se souvient du jour où elle l’a rencontré, lors d’une banale consultation. Dès qu’elle l’a vu, elle s’est sentie renaître. Cet homme si beau, si brillant, si intelligent.

Alors, Charlotte se demande si Armand l’a aimée. Ne serait-ce qu’un jour. Ou au moins une minute.

Elle ne l’a jamais su.

Mais aujourd’hui, ça n’a plus d’importance.

Car elle ne pourra pas revenir en arrière.

* * *

Luc a cessé de s’entraîner, vaincu par la chaleur assommante.

Sur son lit, il somnole.

Finalement, il a pris un comprimé. Une de ces saloperies dont il ne peut jamais se passer très longtemps.

Il divague, navigue entre deux mondes. Marianne apparaît, disparaît. Lui parle puis se tait. Rêve, réalité, tout se mélange.

Il lui faut donc un petit moment pour se rendre compte qu’on frappe à sa porte. Il se lève, péniblement, passe une main dans ses cheveux et ouvre enfin.

Bien sûr, c’est Maud. Pas une journée sans qu’elle passe le voir.

Elle a détaché ses longs cheveux, malgré la chaleur. S’est légèrement maquillée et porte une jupe courte avec un haut particulièrement décolleté.

Luc songe qu’elle a dû mettre des heures à choisir sa tenue.

Alors que lui est torse nu.

— Salut, marmonne-t-il.

— Je te réveille ?

— Pas vraiment… Entre.

Elle se faufile à l’intérieur, il referme derrière elle.

— Installe-toi. Je vais m’habiller, je reviens.

Il disparaît dans la chambre et Maud remarque une lettre posée sur la table basse. Peut-être une lettre de Marianne ?

Elle hésite une seconde puis, n’y tenant plus, s’empare de la feuille. Une écriture fine et régulière mais sans rondeur féminine.

Mon chéri,

Quelques mots pour toi avant d’aller dormir.

Quelques mots pour mon fils qui me manque tant.

Ta présence, tes sourires, la tendresse de ton regard…

J’espère que ta nouvelle mission se passe bien, que tu as rencontré des gens intéressants. Et surtout, j’espère que tu ne prends pas trop de risques.

Oui, tu me l’as souvent dit, je ne devrais pas me faire autant de souci pour toi ! Je sais que tu es un homme désormais. Un homme intelligent et fort, dont je ne peux qu’être fière.

Mais si je ne m’inquiète pas pour toi, qui le fera à ma place ?