C’est le destin d’une mère, après tout…
Avant-hier, j’ai croisé Mme Lefèbvre…
— Te gêne pas, surtout !
Maud sursaute et Luc lui confisque la lettre d’un geste nerveux.
— Pardon, dit-elle. Je… Je croyais que c’était l’écriture de mon père, bredouille-t-elle.
— Vraiment ? C’est une lettre de ma mère !
— Désolée… Elle habite où ?
— À Nice.
— Et elle t’écrit souvent ?
— De temps en temps. Tu veux boire un truc frais ? propose-t-il.
— Je veux bien, oui.
Il inspecte le petit frigo. Heureusement qu’Amanda pourvoit à son ravitaillement. Étant donné qu’il ne peut quitter la propriété, c’est indispensable.
— J’ai du jus de fruits, de la bière, du Coca… tu veux quoi ?
— Une bière, s’il te plaît.
— C’est parti !
Il lui donne une bouteille, elle refuse le verre.
Elle est debout, il sourit.
— Tu peux t’asseoir, tu sais.
Elle lui obéit, comme toujours. Ou presque.
Installée sur le canapé en face de lui, elle le dévisage avec un drôle de sourire. Un sourire béat. Il se demande soudain ce qu’elle lui trouve. Il ne s’est jamais considéré comme beau ou séduisant. Tout juste banal.
C’est sans doute parce qu’il lui a sauvé la vie…
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Luc en décapsulant son Coca. Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Pour rien… Elle fait quoi comme boulot, ta mère ?
— Elle vient de prendre sa retraite. Elle était préparatrice en pharmacie.
— Et ton père ?
— Il était routier.
— Était ? Il est à la retraite, lui aussi ?
— Non, il est mort.
Maud reste bouche bée un instant.
— C’était il y a longtemps, précise Luc. Je l’ai à peine connu. Il est mort de façon brutale, un accident de la route.
— Je suis désolée, murmure la jeune femme. Tu avais quel âge quand… ?
— À peu près le même âge que toi lorsque tu as perdu ta mère. Tout juste cinq ans.
— Voilà un bien terrible point commun, dit Maud d’une voix sombre.
Les deux jeunes gens restent silencieux un moment, comme s’ils se recueillaient devant la sépulture de leur parent disparu.
— Je ne savais pas que Charlotte avait un fils, reprend Luc en allumant une cigarette. C’est ton frère ?
Le visage de Maud se crispe.
— Non, Lukas n’est pas mon frère. Il était déjà né quand elle a épousé papa… Qui t’a parlé de lui ?
— Charlotte.
Les yeux de Maud s’arrondissent d’une surprise évidente.
— Charlotte ? Mais… elle n’en parle jamais !
Luc hausse les épaules.
— Elle partait le voir et j’étais là. Alors elle m’en a parlé. Elle m’a dit qu’il n’était pas comme les autres… Ça veut dire quoi ?
Visiblement, Maud n’a pas envie de cette conversation. Mais Luc la regarde fixement, attendant une réponse.
— Je l’ai vu une fois… j’avais treize ans. Il est dans le coma. Il a eu un accident à deux ans, je crois. Il est tombé du troisième étage… Elle l’avait laissé seul dans la chambre et il est passé par la fenêtre. La chute lui a endommagé le cerveau et la colonne.
— Ça fait huit ans qu’il est dans le coma ? s’étonne Luc.
Maud hoche la tête.
— Mais… il va se réveiller un jour ?
— Non, affirme Maud. Papa dit que non.
Et la parole paternelle est sacrée, songe Luc.
— Dans un hôpital classique, les médecins l’auraient débranché, continue Maud. Mais papa l’a placé dans une clinique hors de prix où ils le gardent en vie… Je trouve ça dégueulasse, d’ailleurs.
— Il ne se rend sans doute compte de rien, répond Luc.
— C’est sûr, mais…
— Mais quoi ?
— Je sais pas… Je trouve qu’on devrait lui foutre la paix, le laisser partir une bonne fois pour toutes !
— Tu ne penses pas que c’est à sa mère d’en juger ?
— Peut-être, admet Maud d’une voix penaude.
— Et tu ne vas jamais le voir ?
Comme prise en faute, Maud baisse les yeux.
— À quoi ça servirait ? Il ne se rend même pas compte qu’on est là… Et puis je ne l’ai pas connu… vivant.
— Je comprends, dit Luc d’un ton rassurant. Et ton père ?
— Quoi, mon père ?
— Il n’accompagne pas Charlotte ?
— Au début, si. Mais ça fait un moment qu’il n’y est pas allé. Je crois qu’ils ne s’entendent plus très bien, tous les deux.
— Au fait, tu voulais quoi ? Pourquoi tu es venue ici ?
Maud entrouvre la bouche, mais les mots ont du mal à sortir.
— Pour rien, avoue-t-elle. Juste pour voir si tu allais bien…
— Ah… eh bien te voilà rassurée, alors !
— Ça t’embête que je sois venue ? Tu n’avais pas envie de me voir ?
— Si, ça me fait plaisir, prétend-il.
Soudain, ils entendent la Porsche monter l’allée.
— On dirait que ton père rentre plus tôt, dit Luc en consultant sa montre.
— C’est bizarre. Il ne rentre jamais avant vingt heures…
Après le ronronnement du moteur, c’est un bruit de pas qui approchent de la dépendance. Puis trois coups contre la porte.
— Aïe ! murmure Luc. Je sens que je vais encore me prendre une rincée…
Lorsqu’il ouvre la porte, il tombe nez à nez avec le chirurgien.
— Bonsoir. Je peux entrer ?
Comment lui dire non ?
— Je vous en prie, répond Luc en s’effaçant.
— Il faut que je vous…
Reynier s’interrompt net en apercevant Maud sur le canapé, une bière à la main. Il la détaille de la tête aux pieds, remarque évidemment sa tenue.
Luc essaie de désamorcer la bombe.
— Maud est passée me voir pour me dire qu’elle…
Reynier l’arrête d’un simple geste de la main.
Maud vient embrasser son père, aussi raide qu’un piquet de clôture.
— Ça va, papa ?
Incapable de répondre, le chirurgien hoche simplement la tête. Son regard scrute la pièce, comme s’il cherchait les indices d’un crime. Une boîte de préservatifs, une petite culotte, un caleçon…
Puis enfin, il retrouve la parole.
— Maud, ma chérie, laisse-nous, s’il te plaît. Il faut que je parle à M. Garnier.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle.
— Rien qui te concerne, tranche-t-il.
— OK, soupire-t-elle. Merci pour la bière, Luc.
— De rien, répond le jeune homme en la raccompagnant.
Il referme la porte et se tourne vers le père. Toujours secoué, visiblement.
— Qu’est-ce que ma fille foutait chez vous ?
Luc répond d’une moue dubitative :
— Rien de particulier, monsieur. Vous vouliez me parler ?
Reynier tente visiblement de recouvrer son calme. Il aurait sans doute préféré découvrir sa femme dans le lit de Luc plutôt que sa fille sur son canapé.
Il sort de sa sacoche une enveloppe et la jette sur la table basse.
— Un nouveau message ?
— C’était dans mon courrier, à la clinique.
En regardant l’enveloppe, Luc découvre qu’elle a été postée dans le Var. À Fréjus. À l’intérieur, le même type de message que les deux précédents.