— Je ne suis pas certain qu’il ait vraiment l’intention de les tuer. Je crois qu’il veut vous effrayer. Seulement vous effrayer.
— J’espère que vous avez raison, Luc. Mais je n’en suis pas aussi certain que vous… Alors c’est sûr, vous allez m’aider ?
Luc hoche la tête.
— Je vais continuer mon travail ici. Mais je vous préviens, monsieur : si jamais je chope ce type, je le livrerai à la police. Rien de plus.
— D’accord, Luc. Marché conclu.
— Je vais me coucher, dit le jeune homme en se levant. N’oubliez pas de mettre l’alarme en rentrant.
— Je le ferai, dit Reynier. Bonne nuit, Luc.
— Bonne nuit, monsieur.
En passant dans le couloir, Reynier ne peut s’empêcher de pousser doucement la porte de la chambre de Maud. Discrètement, il s’approche du lit.
Sa fille dort profondément. Allongée sur le dos, le drap descendu jusqu’à la taille. Grâce à la lumière du couloir, il peut distinguer sa peau diaphane.
Il a une furieuse envie de la toucher, mais se retient.
Avec les yeux. Seulement avec les yeux.
Depuis toujours.
Elle se tourne vers la fenêtre et il continue à l’admirer. Ses épaules, sa nuque.
Il ne lui trouve aucun défaut.
Il remonte le drap sur elle et, à contrecœur, quitte la chambre de Maud pour rejoindre la sienne. Charlotte ne s’est pas couchée. Assise sur le lit, elle contemple le mur comme si elle pouvait y lire la parole divine.
— Ça va ? demande Armand.
— Non.
Il s’assoit près d’elle et caresse ses cheveux encore mouillés de la dernière douche.
— Tu ne m’as pas tout dit, n’est-ce pas ? murmure-t-elle.
Armand déboutonne sa chemise.
— Je savais seulement que ce malade rôdait encore dans le coin…
— Et tu le savais comment ?
— Parce qu’il m’a adressé des menaces. C’est la raison qui m’a poussé à embaucher Luc.
— Des menaces ?
— Dirigées contre Maud, précise Reynier. C’est pour ça que je n’aurais jamais pensé qu’il t’attaquerait.
— Qu’est-ce qu’il te reproche ?
— Si je le savais ! Je n’en ai pas la moindre idée…
Elle tourne la tête vers lui, scrutant son regard.
— Tu es sûr ?
— Évidemment que je suis sûr ! Peut-être qu’un de mes patients est mort et qu’il me juge responsable ? Je ne vois que ça… Et en étudiant le contenu de ses messages, nous essayons, Luc et moi, de trouver qui ça peut bien être.
— Tu as contacté la police ?
— Non. Je pense qu’il ne vaut mieux pas… Tu as entendu ce qu’il t’a dit ?
— Je ne risque pas de l’oublier, murmure Charlotte. Il avait une voix effrayante. Mais bizarrement, il m’a semblé l’avoir déjà entendue…
— Vraiment ?
Elle hoche la tête.
— Je ne dis pas que je l’ai reconnue. Simplement qu’elle m’a rappelé quelque chose… Je me trompe, sans doute.
— Je suis désolé, tu sais. Vraiment désolé que tu aies eu à subir ça.
Elle le regarde encore, entre méfiance et étonnement.
— Je te garantis que je vais retrouver l’identité de ce fumier et m’en occuper, ajoute Armand. Il est allé trop loin en s’en prenant à ce que j’ai de plus cher au monde…
Il effleure sa joue avant de continuer :
— À Maud et à toi.
Charlotte baisse les yeux. En proie à un doute inédit.
Elle secoue la tête, comme pour chasser ce trouble soudain.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Armand.
— Rien.
Elle se lève et passe dans la salle de bains. Là, elle s’observe longuement.
Ce que j’ai de plus cher au monde…
Il est peut-être sincère. Mais il est bien trop tard pour recoller les morceaux.
Pour faire marche arrière.
Maud n’entend plus aucun bruit dans la maison. À part les ronflements de son père.
Alors, elle se lève, éteint la climatisation et ouvre doucement la fenêtre.
Luc est sur la terrasse, en train de fumer une cigarette.
Son ange gardien.
Son supplice.
Mais au bout d’une minute, le jeune homme rentre chez lui et lorsqu’il disparaît de son champ de vision, Maud a l’impression que la nuit se fait plus noire. Que l’univers se vide de sa substance.
Elle retourne se coucher, la lassitude épousant chacun de ses gestes. Elle se demande soudain comment son père a pu accepter de faire entrer cet homme dans leur vie. Comment il a pu prendre ce risque, lui qui a si peur qu’elle tombe amoureuse et lui échappe. Il fallait vraiment qu’il soit effrayé. Qu’il ait peur pour sa vie.
Elle en est persuadée, il lui cache quelque chose.
Elle en est persuadée, la menace est réelle. Presque palpable.
Pourtant, au lieu de la terroriser, cette certitude lui procure une étrange excitation. Se sentir en danger, c’est se sentir vivant. Et tant qu’elle sera menacée, Luc sera près d’elle.
Elle place les écouteurs dans ses oreilles, monte le son du téléphone et laisse la musique l’emporter ailleurs.
Elle fait un bond dans le futur, se voit marchant dans une rue imaginaire, une ville imaginaire. Luc la tient par la taille, lui sourit. Images furtives qui lui semblent tellement réelles.
Elle ferme les yeux, plonge alors dans le passé.
La première fois qu’elle a fait l’amour avec un homme.
C’était il y a quelques années.
Pas si longtemps que ça, en vérité.
Ç’aurait dû être beau, inoubliable…
… Maud a quinze ans et demi, presque seize.
Elle est censée dormir chez une copine de classe.
Fin de soirée, elle est dans une voiture, sur un parking désert, en pleine forêt. Avec Mathéo, un jeune type d’une vingtaine d’années.
Taille moyenne, sportif, bourré de fric. Il aime les belles voitures, l’alcool, le foot et les filles.
Maud le connaît depuis à peine une semaine, croit qu’elle est amoureuse de lui. Elle le trouve beau, drôle, différent des autres.
Il est pourtant affreusement banal.
Quand il commence à la déshabiller, elle se dit qu’elle est prête, sans doute. Prête à franchir le pas, à devenir autre chose qu’une adolescente névrosée qui suffoque sous les preuves d’amour que lui donne son père.
Oui, elle est prête, n’est plus une enfant.
Pourtant, l’excitation, l’exaltation laissent bien vite la place à un sentiment étrange, mélange de peur et de culpabilité.
Si papa me voyait…
Si papa savait…
La suite, elle aussi, est affreusement banale.
Le plaisir attendu se fait attendre. Ce parking lui semble soudain un endroit sordide.
La situation, glauque.
Mathéo, maladroit.
Ça ne dure pas très longtemps. Ça fait mal, un peu.
Ils se rhabillent en silence, au cœur de cette nuit différente.
Indifférente.