— Il voulait de la thune ?
— Non…
— Il te voulait toi ?
— Oui.
— Et ?
— Et un mec qui passait par là s’est interposé.
— Tu vas l’épouser, j’espère !
Elle sourit tristement.
— Apparemment ce type est toujours après moi… Mais parlons d’autre chose, d’accord ?
— Comme tu voudras. Tu as le pognon ?
— Bien sûr.
Axel avale une gorgée de bière et s’éclipse. Pendant qu’elle est seule, Maud s’exile sur la magnifique terrasse et allume une cigarette. Ses doigts tremblent de façon poignante.
Putain, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je dois être cinglée, c’est pas possible…
Pendant quelques secondes, elle songe à s’enfuir.
… Deuxième étage, des grilles à chaque fenêtre pour éviter les suicides.
Pas le droit d’abandonner, ici.
Pas le droit de décider…
Sortir de cet appartement luxueux, courir jusqu’à sa voiture.
Mais ses jambes sont paralysées. Quelque chose dans son cerveau lui impose de rester.
De plonger.
De retourner dans ces contrées qu’elle a eu tant de mal à quitter.
Dans cet enfer qui lui a tant manqué.
Perdue dans ses tourments, elle n’entend pas Axel arriver. Et lorsqu’il pose une main sur son épaule, elle sursaute une nouvelle fois.
— Rentrons, dit-il.
Maud regarde fixement ce que l’homme vient de poser sur la table basse en verre fumé.
Un petit plateau argenté, ciselé. Étincelant.
Sur le plateau, un sachet.
Dans le sachet, un aller sans retour.
… Les couloirs uniformes, peints en bleu pastel. Quelques autocollants de fleurs en guise de décoration. Quelques dessins d’adolescents torturés.
Appels au secours sur feuilles blanches.
Les chambres spacieuses, donnant sur l’immense parc, parfaitement entretenu.
Rien n’est laissé à l’état sauvage, ici. Tout est carré, taillé, ordonné. Réglé au millimètre.
Deuxième étage, des grilles à chaque fenêtre.
Pour éviter les suicides, les sauts dans l’inconnu.
Pas le droit d’abandonner, ici.
Pas le droit de décider.
Juste se laisser faire.
Subir une loi qu’on n’a pas choisie, tout juste acceptée…
Mille euros par jour, mais c’est papa qui paye.
Mille euros par jour pour se libérer de la mort.
Et s’inféoder à la vie.
Mille euros par jour pour apprendre l’espoir. Apprendre à s’aimer soi-même, si c’est encore possible.
Chaque jour, avaler les substituts, suivre les cours de yoga, parler au psy, participer aux groupes de parole.
Mettre son âme à nu, alors qu’elle est déjà à vif…
Elle regarde le plafond.
Cette chambre hideuse. Au fond d’un appartement sans âme ni confort.
Le temps d’un instant, Charlotte se demande ce qu’elle fait là.
Pourtant, elle sait très bien ce qu’elle est venue chercher ici.
De quoi se haïr, encore et encore.
De quoi se punir, encore et toujours.
Elle tourne la tête vers l’homme étendu à côté d’elle. On dirait qu’il s’est assoupi, sous l’effet de la chaleur. Il s’appelle Nathan, il est jeune, pas vraiment beau.
— À peine baisable, murmure-t-elle.
— Quoi ? dit l’homme en sortant de son demi-sommeil.
— Rien, répond Charlotte. Je vais y aller, ajoute-t-elle en se levant. Il fait vraiment trop chaud ici…
— Désolé, chérie, j’ai pas les moyens d’installer la clim !
Elle passe dans la salle de bains, remarque qu’il a fait l’effort de la nettoyer. Sans doute pour elle, mais elle n’en est pas certaine.
Elle a du mal à régler la température de l’eau, finit par obtenir quelque chose de tiède qui coule sur sa peau.
Rapidement, elle se sèche devant le miroir collé à l’arrière de la porte. Elle laisse tomber la serviette blanche à ses pieds, se regarde droit dans les yeux.
Soudain, elle se met à pleurer. Sans vraiment savoir pourquoi.
Quelques larmes, aucun sanglot. Des perles qui tracent leur chemin sur sa peau encore parfaite. Ou presque.
L’alcool et les somnifères commencent à laisser des traces. Bientôt, elle sera laide. Bientôt, on ne la regardera même plus. Pourtant, sa beauté est tout ce qui lui reste.
Mais ça aussi, il faut le détruire.
Elle a épousé un homme riche et brillant.
Un despote, un tyran. Un homme amoureux de lui-même et de sa fille. Sans doute parce qu’elle est un morceau de sa propre chair.
Charlotte, elle, ne verra jamais grandir son enfant. N’entendra plus jamais le son de sa voix, son rire. Ne saura jamais pour quoi il aurait été doué. Les lettres ? Les sciences ? La musique ?
Serait-il devenu professeur, avocat ou artiste ? Peut-être rien de tout ça.
Au début de sa relation avec Armand, elle a espéré une seconde chance. Espéré qu’il lui ferait un autre enfant. Mais Armand a toujours refusé.
Pour quoi faire ? disait-il. Nous avons déjà Maud.
Sauf que Maud ne l’a jamais aimée. Jamais acceptée.
Impossible de s’immiscer entre eux, de trouver une place dans leur couple.
Tu as Maud. Moi, je n’ai rien.
Rien qu’un fils qui agonise sur un lit d’hôpital. Par ma faute.
Alors, se consumer lentement mais sûrement.
Se punir.
Se salir.
S’anéantir.
L’homme allongé de l’autre côté de la cloison n’est qu’un inconnu contacté par Internet. Cela fait quelques mois que Charlotte s’adonne à ces pratiques.
Se donne à des inconnus.
Une heure ou deux. Des rendez-vous à la sauvette, parfois dans des hôtels douteux. Des hommes mariés ou célibataires. Jeunes ou moins jeunes.
Peu importe.
Ce qui compte, c’est s’humilier.
Et humilier Reynier, sans même qu’il le sache.
Charlotte essuie ses larmes et se rhabille. Une fois encore, elle se regarde.
Qu’est-ce que je suis devenue ? Que m’est-il arrivé ?
Comment ai-je pu tomber aussi bas ?
Je coule, lentement, inexorablement. Mais une chose est sûre : je ne sombrerai pas seule.
Déjà une heure que Luc attend, assis dans un couloir, sur une chaise en plastique.
Reynier est au bloc, personne ne peut dire avec exactitude quand il en remontera.
Le jeune homme est plongé dans la lecture d’un magazine de voyages. Couverture glacée et alléchante. Destinations aussi lointaines que paradisiaques. Plages de sable blanc, cocotiers ou neiges éternelles.
Des photos qui cachent à merveille l’envers du décor.
Les décharges sauvages, les enfants qui marchent pieds nus dans la fange. Les femmes obligées de se prostituer ou, dans le meilleur des cas, de nettoyer la merde des touristes.