— C’est mon père qui me cherche, c’est ça ?
— Oui, il te cherche. Ou plutôt, il aimerait savoir où tu es. Mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle… Je t’appelle parce que je suis inquiet pour toi.
Cette fois-ci, c’est l’étonnement qui lui coupe la parole.
— Tu dis ça parce que…
— Parce que c’est vrai, l’interrompt Luc. Mais si tu ne veux pas que je te rejoigne, je n’insisterai pas, tu sais… Du moment que tu m’assures que tu es en sécurité, pas de souci. Alors ?
— Oui, je veux bien que tu viennes.
— Tu es où ?
— Je viens d’arriver au centre équestre, je m’occupe de Belphégor.
— Je suis là dans moins d’une demi-heure, dit Luc.
— OK.
Luc a la désagréable impression qu’on l’observe. Il raccroche et se retourne. Derrière la baie vitrée, il distingue l’ombre du professeur Reynier. Il pourrait l’appeler maintenant pour lui annoncer la bonne nouvelle mais décide de le laisser macérer encore un peu dans son délicieux jus d’angoisse.
Charlotte gare sa voiture dans le garage et monte directement dans la maison par l’escalier intérieur. Dès qu’elle pousse la porte de la cuisine, elle tombe nez à nez avec sa gouvernante.
— Vous l’avez retrouvée ? espère Amanda.
— Qui ?
Amanda fronce les sourcils.
— Maud, bien sûr…
— Non, répond Charlotte.
— Ah… Votre mari m’a téléphoné en début d’après-midi pour savoir si elle était rentrée.
— Il se fait beaucoup trop de souci.
— Après tout ce qui est arrivé, je pense que c’est normal, rétorque la gouvernante.
— Écoutez, Amanda, vous êtes bien gentille, mais je crois que nos histoires de famille ne vous concernent pas. Vous êtes payée pour vous occuper de cette maison, pas pour penser à notre place. C’est clair ?
— Très clair, Madame.
— Pourriez-vous me préparer un cocktail ? Je vais m’allonger près de la piscine.
— C’est mon heure de pause, rappelle la gouvernante.
Charlotte la fustige du regard.
— Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas chez vous ?
— J’y allais, prétend Amanda.
— C’est ça, allez-y donc ! balance Charlotte en claquant la porte.
On dirait qu’ils ne font qu’un.
Que rien ne pourrait les séparer.
Maud et Belphégor tournent dans le grand manège. Ils tournent, comme si le monde extérieur n’existait plus.
N’avait jamais existé.
Belphégor est un robuste Quarter horse à la robe isabelle. Sa longue crinière noire se soulève chaque fois que ses sabots frappent le sol.
Appuyé sur la palissade en bois, Luc semble fasciné.
Au bout d’un quart d’heure, Maud arrête son cheval devant lui.
— Tu veux faire une balade en forêt ? propose-t-elle.
— Tu crois qu’ils vont me prêter un cheval ?
— Bien sûr.
Elle descend de sa monture et confie les rênes à Luc.
— Attends-moi ici, je m’en occupe…
Elle se dirige vers les écuries, mais se retourne au bout de quelques mètres.
— Au fait, tu sais monter ?
— Non…
— Tu n’as pas peur ?
— Pas encore, dit-il en souriant.
— Tant mieux ! Je reviens.
Belphégor suit Maud du regard puis s’intéresse soudain au jeune homme qui tient les rênes. Luc lui caresse le museau en souriant comme un gamin.
— Dis donc, le canasson, tu dois savoir plein de trucs sur Maud, toi… Est-ce qu’elle t’a parlé de moi ?… Je suis sûr qu’elle t’a parlé de moi ! Combien tu veux pour tout me dire ? Dix mille, ça irait ?
Le cheval dresse les oreilles et hoche plusieurs fois la tête.
— En petites coupures ?
Luc ramasse une touffe d’herbe en dehors du manège et l’offre au cheval.
— C’est une avance, dit-il. Je t’apporte le reste demain. Mais je veux des infos solides, d’accord ?
— Tu parles à Belphégor ?
Maud approche en tenant un autre cheval. Très différent de Belphégor, mais tout aussi magnifique.
— Oui, je lui demandais de me confier tes secrets les plus intimes, répond Luc avec un clin d’œil.
— C’est vrai qu’il doit savoir plein de choses sur moi, admet la jeune femme. Je te présente Nell.
— Salut, Nell… Dis donc, il est immense, ce cheval !
— C’est une fille, une hanovrienne… Ils sont un peu plus grands, mais Nell, c’est un amour ! Je l’ai choisie parce que Belphégor s’entend bien avec elle. Je crois même qu’il est amoureux d’elle, dit-elle en baissant la voix.
Maud lui énonce les consignes de base et, après quelques tours de manège, les deux cavaliers partent directement dans la forêt communale toute proche. Les chevaux avancent au pas, côte à côte sur un large sentier.
— Je suis désolée pour hier, dit Maud.
— Pour le va te faire foutre, tu veux dire ?
— C’est ça…
— C’est oublié, prétend Luc. Où étais-tu ?
— Je… J’ai passé la journée avec Mélina, une copine de la fac, imagine Maud.
— Et pourquoi n’avoir rien dit à ton père ?
— Il m’aurait fait une crise, soupire la jeune femme. J’aime beaucoup papa, tu sais, mais… il croit encore que j’ai cinq ans.
Pas vraiment, songe Luc. Mais il se garde bien de la contredire, préférant qu’elle se laisse aller à la confidence.
— Et toi ? demande-t-elle. Tu es proche de ta mère ?
Visiblement, elle n’a pas envie de raconter ce qu’elle a réellement fait de sa journée.
— Oui, je m’entends bien avec elle, même si je ne la vois pas très souvent… Avec mon boulot, je n’arrête pas de bouger. Pas très pratique pour les repas de famille ! Mais si je suis venu m’installer ici, c’est justement pour me rapprocher d’elle.
— Pourquoi tu es devenu garde du corps ?
— Le goût du risque, sans doute ! Et toi, tu comptes faire quoi après tes études ?
— Je n’ai rien décidé, révèle la jeune femme. Papa voulait que je sois toubib mais je crois que j’aurais détesté ça…
— Qu’est-ce que tu en as à foutre, de ce que voulait ton paternel ! Tu es une grande fille, non ?
Maud voudrait lui expliquer qu’elle a toujours eu peur de décevoir son père. Parce qu’il est sa seule famille, son repère, le pilier de sa vie. Que ça changera peut-être, le jour où elle rencontrera un homme. Un qui l’aimera, l’inspirera. Peut-être même la guidera.
Peur de décevoir son père parce qu’elle l’a déjà déçu, il y a bien longtemps.
De façon cruelle.
En causant la mort de sa propre mère. Et en faisant de lui un veuf.
Maud voudrait lui expliquer tout ça.
Pourtant, Maud ne dit rien.
Depuis la fenêtre du salon, Armand Reynier voit la voiture de sa fille passer le portail, suivie de près par la moto de Luc.
Cela fait une heure qu’il est planté là, espérant ce moment. Une heure où sa colère a eu le temps de grandir lentement.
Après cette interminable journée d’angoisse, il hésite entre courir pour la prendre dans ses bras ou la gifler et l’enfermer à double tour dans sa chambre. Mais il ne bouge pas. C’est à elle de faire le premier pas.
Il l’observe, tandis qu’elle échange quelques mots avec son garde du corps. Qu’elle lui sourit bêtement, le couvant d’un regard qu’il n’aime pas. Lui touchant même le bras, l’épaule.
Quand vas-tu te décider à venir, bon sang ?