Soudain, la lumière du studio s’éteint et Luc sort sur la terrasse. Elle le voit embraser une cigarette et s’appuyer sur la rambarde en fer forgé.
Il ne tourne pas la tête vers la maison. Ne songe pas à regarder vers elle.
Comme si elle n’existait pas.
Les mains de Maud se crispent sur le rebord de la fenêtre. Et lorsqu’elle voit le jeune homme frapper à la porte d’Amanda, son cœur se fend comme un rocher sous l’effet du gel.
La gouvernante ouvre et passe ses bras autour du cou de Luc. Lui, ses bras autour de sa taille. Ils s’embrassent, un baiser qui dure de longues secondes.
Maud plonge dans une mare de lave incandescente. Ses jambes peinent à la porter, des larmes acides inondent ses joues.
Elle ne peut pas croire ce qu’elle voit.
Elle ne peut pas fermer les yeux.
La porte de l’appartement claque, mais Maud continue à s’infliger la pire des tortures. Derrière la fenêtre, elle aperçoit encore Luc en train d’ôter sa chemise. En train d’enlacer Amanda. Puis ils disparaissent, sans doute dans la chambre.
Un sanglot lui déchire la poitrine, ses jambes cèdent, elle tombe.
À genoux sous la fenêtre de sa chambre, Maud cherche de l’air.
Une issue.
Après plusieurs minutes, elle titube jusqu’au couloir et descend dans la cuisine. Elle ouvre un placard, saisit une bouteille de tequila et un grand verre. Avant d’éteindre la lumière, son regard se pose sur le bloc de couteaux.
Un flash la percute de plein fouet.
Couteau de cuisine à la main, elle se voit pénétrer dans l’appartement d’Amanda. Se faufiler jusqu’à la chambre.
Luc et Amanda sur le lit. En train de baiser comme des bêtes.
L’acier qui déchire la peau, s’enfonce au plus profond de ces corps enlacés.
Le sang, sur les draps blancs.
Alors, Maud éteint la lumière et remonte dans sa chambre, en essayant de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller son père.
Elle ferme sa porte à double tour et ouvre son secrétaire. Elle commence par avaler un verre de tequila. Puis un deuxième. Ensuite, elle récupère la boîte en bois et le petit miroir.
Sniffe une ligne entière d’héroïne.
Ajoute une nouvelle dose d’alcool.
Elle s’allonge en travers de son lit. Les larmes continuent de couler, inlassablement. Mais en quelques minutes, la drogue la libère enfin de sa camisole de douleur. Son corps s’allège de ces tonnes de désespoir et des ailes gigantesques surgissent dans son dos.
Plus elle monte, plus ses souffrances deviennent minuscules.
Bientôt, elle ne les voit plus.
Déchirant le ciel telle une comète, elle grimpe jusqu’aux étoiles. À la vitesse de la lumière.
Les bras en croix sur son grand lit, Maud sourit.
Et sa main droite serre le manche d’un énorme couteau.
Dans la chambre voisine, Armand est assis sur son lit.
Il se demande pourquoi Maud est descendue. Sans doute avait-elle soif ?
Il ne parvient pas à trouver le sommeil.
Le canon de l’arme est toujours pointé droit sur lui.
Dans la ligne de mire d’un fou.
Un fou, vraiment ?
Reynier sait qu’il doit payer. Un jour ou l’autre, il faut régler l’addition.
Et ce jour approche.
Le temps de l’impunité est révolu.
Le temps des souffrances est venu.
Rappelle-toi…
Oui, il se rappelle.
Oui, il a tué un petit garçon. Mais ce n’était qu’une erreur.
Pourtant, il aurait dû sentir qu’il n’était pas en état d’opérer. Qu’il avait poussé trop loin ses propres limites.
Reynier aurait dû reconnaître sa faute. Il devait bien ça au père de cet enfant. Au moins ça.
Rappelle-toi…
Mais comment cet homme peut-il savoir cela ? Qui est-il vraiment ? Et depuis combien de temps Armand est-il dans son viseur ?
Assis sur son lit, Reynier laisse libre cours à ses sanglots. Comme un enfant en proie à ses démons.
La tête entre ses mains, le grand professeur pleure.
Et personne ne l’entend.
— Il paraît que tu as une petite amie ? murmure Amanda. C’est Maud qui me l’a dit… Marianne, c’est ça ?
Allongé près d’elle, Luc fume une cigarette.
— Oui, dit-il.
— Et tu la trompes souvent ?
Il tourne la tête vers elle. Son regard brille d’une colère soudaine.
— Je ne la trompe jamais.
Amanda éclate de rire.
— Ah bon ? Et qu’est-ce que tu viens de faire, alors ?
— Je viens de tirer mon coup avec une fille facile.
Le sourire d’Amanda s’efface lentement. On dirait qu’elle est en train d’avaler une potion particulièrement amère.
— Pardon ?
— Tu as très bien entendu, dit Luc.
Il écrase sa cigarette dans le cendrier et se lève. Il enfile son pantalon, sa chemise, et la regarde. Elle ressemble toujours à une panthère.
Mais sur le point d’attaquer.
— Fais pas cette tête ! ajoute Luc avec un sourire qui a quelque chose de cruel. Je plaisantais.
— T’es dégueulasse de balancer des trucs pareils !
Il se penche vers elle et murmure :
— Tu l’as cherché. Fallait pas me parler de Marianne… Faut jamais me parler d’elle, compris ?
Elle reste sans voix, tandis qu’il dépose un baiser sur son front.
— Bonne nuit, Amanda.
35
Reynier arrive à son bureau très en avance. Il n’a eu aucun mal à se lever ce matin vu qu’il n’a pas réussi à fermer l’œil de la nuit.
Il se prépare un café serré et s’installe devant son ordinateur. Il consulte son agenda, qui lui rappelle froidement qu’il doit opérer une demi-douzaine de patients aujourd’hui.
Dure journée en perspective.
Alors qu’il signe les courriers dans un parapheur déposé la veille au soir par son assistante, son portable sonne.
Numéro inconnu.
— Allô ?
— Professeur Reynier ?
— Lui-même…
— Tu as passé une bonne nuit ?
Armand sent son pouls accélérer.
— Qui parle ? rétorque-t-il.
— Tu le sais bien…
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Ça aussi, tu le sais.
— Non, je ne le sais pas ! s’écrie Reynier.
— Vraiment ? s’étonne l’homme au bout du fil. Pourtant, je t’ai envoyé plein de petits messages qui ont dû te mettre sur la piste, non ?
— Écoutez, dites-moi ce que vous voulez et on va trouver un moyen de s’arranger…
— Un moyen de s’arranger ? Tu crois peut-être que c’est possible ?
Reynier prend une longue inspiration. Il décide de laisser l’inconnu abattre ses cartes.
— Eh bien, doc, tu as perdu la parole, ou quoi ?
Armand continue à garder le silence. Sa jambe droite bat la mesure sous son bureau.
— Tu es encore là ?
— Je t’écoute. Parle.
— Je suis sûr que t’as fait dans ton froc, hier soir… Je me trompe ?
— Oui, tu te trompes, affirme Reynier. Et si tu voulais me descendre, fallait en profiter.
— J’ai tout mon temps. Vraiment tout mon temps…
Les mâchoires du chirurgien se crispent douloureusement.
— Pourquoi tu m’appelles ?
— Un brin de causette, ça fait pas de mal, non ?