Son indépendance.
Pendant le dîner, il n’a quasiment pas ouvert la bouche. Se sentant curieusement embarrassé.
Se sentant de trop.
Il s’appuie à la fenêtre et allume une cigarette. Maud a mis de la musique dans sa chambre, peut-être parce qu’elle ne veut pas qu’il l’entende pleurer.
Il a fait tout ce qu’il a pu, mais sait qu’il demeure son obsession. Et contre ça, il ne peut rien.
Quand on frappe à sa porte, il jette précipitamment son mégot par la fenêtre. Il trouve le professeur au garde-à-vous sur le seuil.
— Vous avez besoin de quelque chose ? demande Reynier.
— Non, tout va bien.
— Écoutez, Luc, poursuit-il en refermant la porte derrière lui, j’ai quelque chose à vous dire et je ne vais pas y aller par quatre chemins : vous n’êtes pas ici pour vous taper la gouvernante.
Le jeune homme préfère ne pas répondre. Mais en cet instant, il irait volontiers coller une gifle à la petite peste qui dort dans la chambre voisine. Il ne s’était pas préparé à pareille déception. Pourtant, il aurait dû se douter que Maud n’en resterait pas là et lui ferait payer son affront.
— Alors je vous demande de ne pas recommencer. Pas ici, en tout cas. C’est clair ?
— Très clair, monsieur.
— Tant mieux.
Soudain, Reynier sourit.
Un sourire libidineux, que Luc trouve abject.
— Je vous l’accorde, cette fille est très attirante. Je vous comprends ! Mais…
— J’ai bien reçu le message, coupe Luc. Et j’espère qu’Amanda n’aura pas de problèmes.
— Si ça ne se reproduit pas, elle n’en aura pas. Bonne nuit, Luc.
— Bonne nuit, monsieur.
Dans la cuisine, Amanda termine de ranger et de nettoyer. Lorsqu’elle voit son patron arriver, elle a un mauvais pressentiment.
— Monsieur, vous désirez quelque chose ? demande-t-elle.
— Vous parler.
Elle pose le torchon qu’elle tient entre ses mains et lui fait face.
— Je sais pour Luc et vous.
— Mais monsieur, je vous assure que…
— Pas la peine de mentir, tranche Armand. Je sais que vous couchez ensemble.
— Il est majeur et moi aussi, riposte Amanda avec un sourire crispé. Alors, je ne vois pas ce qui vous dérange.
— Ma maison n’est pas un bordel, assène brutalement Reynier. Et ni vous ni lui n’êtes payés pour baiser sous mon toit.
Elle reste sidérée un instant par la violence des propos.
— Nous l’avons fait dans mon appartement et en dehors de nos heures de service, souligne-t-elle.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui me le prouve ?
Sentant arriver les problèmes sérieux, Amanda décide de faire profil bas. Ce n’est vraiment pas le moment qu’elle se fasse congédier.
— Je suis désolée, dit-elle. Ça ne se reproduira pas.
— J’y compte bien. Désormais, Luc dormira dans la chambre d’amis. La journée, il pourra rester dans son studio s’il le souhaite et vous continuerez de lui apporter son déjeuner.
— Très bien, monsieur. C’est noté.
Dans le couloir, l’oreille collée à la porte de la cuisine, Maud sourit méchamment. Puis elle se hâte de remonter pour ne pas être aperçue par son père.
Lorsqu’elle arrive à l’étage, elle tombe nez à nez avec Luc.
— Tu es contente de toi ?
Il la regarde avec un mépris blessant.
— Comment ça ?
— J’espère que ça t’a soulagée d’aller nous balancer à ton papa chéri !
Ne trouvant aucune contre-attaque possible, elle entre dans sa chambre et claque violemment la porte. Une fois à l’intérieur, elle s’affale sur son lit. La jubilation aura été de courte durée. Non seulement Amanda n’est pas virée, mais en plus son père s’en est pris à Luc. Et ça, le jeune homme ne le lui pardonnera pas.
— Je suis la reine des connes, c’est pas possible ! La reine des connes… J’aurais dû réfléchir un peu ! M’y prendre autrement !
Mais en cet instant, la colère n’est pas la seule chose qu’elle ressent.
Il arrive sans prévenir. Impitoyable et féroce.
Au creux de son ventre, dans chacun de ses muscles, chaque filament de sa chair.
La soif.
La faim.
Le manque.
Maud prépare une ligne d’héroïne sur le petit miroir. Avant de la sniffer, elle voit son visage se refléter autour de la poudre.
À cet instant précis, elle sait qu’elle est condamnée.
À cet instant précis, elle se déteste.
Comme jamais elle n’a détesté personne.
38
— C’est moi, dit Reynier.
— Salut, répond Charlotte.
— Comment tu vas ?
— Très bien… Je viens de finir de déjeuner, je suis au bord de la piscine.
— Eh bien moi j’attaque ma journée ! se lamente Armand.
— Tu n’avais qu’à venir avec moi, rétorque sa femme d’un ton cinglant.
— C’était impossible, tu le sais bien ! Avec tout ce qui se passe ici…
— Il s’est manifesté ?
Reynier avale une gorgée de café avant de répondre.
— Oui. Il m’a même tiré dessus…
— Tiré dessus ?
— Je ne suis pas blessé, mais je t’avoue que j’ai eu la trouille de ma vie !
— Ça s’est passé comment ?
— J’étais en voiture, il a tiré au travers du pare-brise. Mais il a juste voulu me faire peur, m’intimider. Et hier matin, il m’a appelé pour me demander du fric…
— Un maître chanteur ?
— Apparemment.
— Combien veut-il ?
— À quoi bon… ?
— Combien ? répète-t-elle.
— Deux cent cinquante mille. Pour nous foutre la paix.
— Espérons-le, répond Charlotte d’un air légèrement détaché.
Comme si tout cela ne la concernait plus.
— Ce soir, je vais récupérer l’argent à la banque et Luc m’accompagne. Il doit passer me chercher à la clinique vers seize heures.
— Pourquoi vient-il avec toi ? s’étonne Charlotte.
— Il dit que c’est risqué de se balader seul avec une telle somme.
— Il est sensé, ce garçon ! C’est vrai que si tu te faisais piquer l’argent avant même de le lui avoir donné, ce serait vraiment con… Et ensuite ?
— Ensuite, j’attends qu’il m’appelle pour me fixer un rendez-vous. Bon, faut que je te laisse, j’ai une intervention. Profite bien de ta journée. Je t’embrasse.
— Moi aussi.
— Et… j’ai hâte que tu rentres.
Charlotte raccroche sans ajouter un mot.
Luc se sert un deuxième café, tandis qu’Amanda prépare une liste de courses qu’elle fera livrer dans l’après-midi.
— Tu as besoin de quelque chose ? demande-t-elle.
— Ton joli petit cul m’irait très bien, répond Luc d’un air très sérieux.
Amanda se retourne et lui offre un sourire flatté.
— Désolée, mais va falloir que tu t’en passes.
— Il t’a fait chier ?
Elle hausse les épaules.
— Il paraît qu’on n’est pas dans un bordel, ici ! fait la gouvernante en mimant son patron. Et que ni toi ni moi ne sommes payés pour baiser sous son toit !
Ils partent tous les deux dans un fou rire un peu nerveux qui dure plusieurs minutes. Puis Luc reprend sa respiration et ajoute à voix basse :
— Il aurait bien voulu être à ma place, ce vieux pervers !