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Réapprendre l’amour, peut-être. Quand le temps aura patiné la colère, noyé le chagrin, éloigné les cauchemars jusqu’à les rendre flous.

Recoller un à un les morceaux d’une existence brisée, fragilisée à jamais.

— Tu veux rentrer ? demande Charlotte.

— Non. J’ai envie d’un café… Et toi ?

— Pourquoi pas.

Depuis quelques semaines, les deux femmes cohabitent dans le même appartement, partageant le loyer, quelques souvenirs, de profondes douleurs et d’interminables silences. Un fil ténu les relie, tissé de chagrin et d’amertume, qui pourrait se casser au moindre choc.

Maud sait qu’elles se sépareront bientôt, que chacun repartira de son côté.

Maud sait qu’elles n’oublieront pas.

Qu’elles n’oublieront rien.

Maud sait que l’hémorragie ne s’arrêtera jamais. Que ses plaies saigneront jusqu’à la mort.

Et que la mort est encore loin.

Épilogue

Luc,

Il ne me reste plus longtemps à vivre. Et lorsque tu liras cette lettre, je serai morte.

Je sais que tu ne me pleureras pas. Tu n’auras aucune raison de le faire.

Par ces mots, je ne cherche pas à me faire pardonner. Cela est impossible, j’en ai conscience.

Mais aujourd’hui, tu as le droit de savoir pourquoi. Pourquoi je n’ai jamais été capable de t’aimer.

Je ne pouvais pas te l’expliquer, pas avec tes yeux en face des miens. C’était au-dessus de mes forces…

Après avoir passé mon bac, je suis entrée en fac de médecine. Six ans plus tard, je suis arrivée à l’hôpital de Lille pour ma première année d’internat. J’avais vingt-quatre ans, j’étais promise à une brillante carrière de chirurgienne. J’ai été affectée dans le service d’Armand Reynier. Professeur Reynier aujourd’hui, simple chef de service à l’époque. Il avait trente-cinq ans, était déjà reconnu pour son talent de praticien. Moi, je le trouvais fourbe, prétentieux et misogyne. Je l’ai très vite détesté.

Rapidement, il a commencé à me faire des avances. Que j’ai repoussées. Il me harcelait, du matin au soir. À l’hôpital, chez moi, par téléphone… j’étais devenue son obsession. Il ne supportait pas qu’on le rejette, qu’on ne veuille pas lui céder. Qu’on ne l’admire pas.

Un soir où je n’étais pas de garde, il a débarqué dans mon petit appartement au prétexte qu’il voulait me parler d’un patient. Je l’ai laissé entrer.

Ce fut l’erreur de ma vie.

C’était un 19 septembre, une date que je n’oublierai jamais.

Je lui ai servi un verre à boire. Puis deux, puis trois.

Il ne voulait pas me parler d’un patient, non. Il voulait simplement coucher avec moi. J’ai refusé.

Alors il m’a violée.

Avant de partir, il m’a menacée, me disant que si jamais j’osais porter plainte contre lui, il ruinerait ma carrière. Il m’a rappelé qu’il avait des relations haut placées, qu’il n’aurait aucun mal à se forger un alibi solide, que ma plainte serait classée sans suite, que je serais traînée dans la boue si jamais je l’accusais.

J’étais dévastée. Je crois que tu ne peux pas imaginer ce qu’on ressent dans ces moments-là. Porter plainte ? Je n’en avais ni le courage ni même l’envie. Je voulais une chose, une seule : disparaître.

Pendant dix jours, je suis restée enfermée chez moi à pleurer, à souffrir.

Et puis, avec je ne sais quelles forces, j’ai repris ma vie. Je suis retournée travailler. Aux côtés de mon bourreau. Son regard sur moi, ses gestes, ses sourires… Rien qu’en me regardant, il m’humiliait, encore et encore. C’était insupportable — abominable — de l’avoir en face de moi chaque jour.

Une véritable torture.

J’étais dans un état indescriptible d’angoisse, de colère et de fatigue. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus.

Alors, j’ai commis une faute. Impardonnable. Pendant une opération, j’ai failli tuer un patient. Je suis passée en conseil de discipline et Reynier m’a enfoncée. J’ai été condamnée à la peine la plus lourde : l’exclusion des fonctions pendant cinq ans.

Quelques semaines plus tard, au milieu de ce chaos, je me suis aperçue que j’étais enceinte. Légalement, il était trop tard pour avorter, alors j’ai essayé d’autres méthodes pour te faire disparaître, je l’avoue. Mais tu étais résistant, déjà… et tu t’es accroché dans mon ventre.

Le 15 mai, tu es né. J’ai décidé de t’appeler Luc. Car saint Luc exerçait la médecine. Ce que je ne ferais jamais…

Après ta naissance, ma dépression s’est encore aggravée. J’étais une ombre qui errait sans but, sans espoir. J’étais seule, terriblement seule.

Mes parents, comme tu le sais, vivaient à l’autre bout du monde et je ne me sentais pas de les rejoindre et surtout de leur avouer comment tu avais été conçu… de leur raconter ce qui m’était arrivé.

La honte peut tuer, je crois… Lentement, mais sûrement.

Pourquoi avais-je eu la faiblesse de le laisser entrer chez moi ? De lui offrir de l’alcool ? Pourquoi n’avais-je pas réussi à me défendre ?

Qu’avais-je fait pour mériter ça ?

Quelque chose de mal, forcément.

Et ma punition, c’était toi.

Je me suis isolée du reste du monde, faisant croire à tes grands-parents que je poursuivais mon internat à l’hôpital pour qu’ils continuent à m’envoyer de l’argent chaque mois. Mais ils ont découvert le pot aux roses et je me suis violemment disputée avec eux. Ils voulaient savoir qui était le père. J’ai refusé de leur avouer ce que j’avais subi. La honte, encore et toujours… qui m’a rongée, des années durant. Qui a détruit mon corps, mon esprit.

De rage, ils m’ont coupé les vivres.

Un engrenage infernal dont je n’ai pas su me sortir…

Ils ont péri dans un accident de voiture, mais ça, tu t’en souviens sûrement puisque tu avais déjà six ans. Je ne les avais pas vus depuis des années. Et toi, tu ne les as jamais connus…

Quand ils ont cessé de me donner de l’argent, j’ai été contrainte de chercher un emploi pour nous faire subsister. Je suis devenue vendeuse dans une pharmacie, puis préparatrice.

Je pensais qu’avec le temps, je parviendrais à guérir. À t’aimer.

Mais plus tu grandissais, plus tu lui ressemblais. Te regarder était un véritable supplice.

Souvent, j’ai eu envie de te tuer. De nous tuer. De faire disparaître la preuve que tu étais, et qui m’empêchait d’oublier ce que j’avais subi. Chaque jour, ton visage me rappelait l’indicible et ravivait les plaies. Tes yeux étaient des lames qui m’ouvraient en deux.

Tu as le même sourire que lui. Les mêmes expressions dans le regard.

J’ai enfanté mon propre cauchemar.

J’ai passé ma vie à le haïr à travers toi.

Tu n’y pouvais rien.

Moi non plus.

Le temps n’a jamais rien changé à notre histoire. Toute ma vie, j’ai vécu avec cette blessure en moi, avec ce traumatisme.

Il m’a brisée, a détruit ma vie.

Et la tienne.

Tu n’avais rien demandé, je le sais bien.

Mais moi non plus.

Ce salaud est heureux à l’heure qu’il est. Un homme brillant, un chirurgien de renom, aujourd’hui directeur d’une clinique. Il a eu la carrière dont il rêvait, a gagné beaucoup d’argent. À ce que je sais, il a même fondé une famille…