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Le calme et le regard incisif de l’arrivant en imposaient au chef tortionnaire. Ce qui le gênait considérablement, c’était de mal saisir les paroles de l’autre. Il mesurait chaque jour davantage que l’illettrisme condamne l’individu aux étages inférieurs de la société. Pour ne pas pousser plus loin l’affrontement, il interrogea le troisième.

— Vous ? demanda-t-il sèchement.

— À vos chers ordres, Excellence ! clama l’interpellé, le menton braqué sur l’équateur, lequel n’en finissait pas de faire le tour de la planète.

— Nom ?

— Jean Dupont.

— Vous êtes juif ?

— Par contumace, mon général.

— Nationalité ?

— Hétéroclite.

Le militaire prit du recul afin de mieux toiser ses renforts.

— Je suis votre chef ! aboya-t-il en doberman moderne.

Loin de provoquer respect et servilité, sa déclaration déclencha chez le dénommé Gargantua un pet d’une telle intensité que tous les assistants en furent estomaqués.

— Il est pas passé loin, hé ? jubila l’instrumentiste à vent. Un commak qu’est pas assuré de ses arrières, y fait du dégât dans les bénoches, j’ vous prille d’ le croire.

Comme il lui restait du souffle et de la verve, il en proposa un nouveau, moins tonitruant mais plus mélodieux.

L’Ukrainien hésita, se demandant si pareille flatulence compromettait son autorité. Après réflexion, il annonça :

— Mon nom est Fépalov ! Grégory Fépalov ; mais vous m’appellerez « Chef ». Votre vie ici sera douce et consistera à maintenir l’ordre en imposant la crainte. Pour cela il suffira de procéder à quelques exécutions à l’amiable.

« Un niacouais ne vous salue pas : vous lui ouvrez la gorge d’une oreille à l’autre pour le faire rire large. Vous verrez, ça deviendra automatique. Ceux d’entre vous qui enculent les petits garçons le feront en privé ; à quoi bon provoquer les pudibonds ? Vos camarades vous expliqueront.

« Maintenant, je vais vous présenter à notre gouverneur bien-aimé le grand Nautik Toutanski qui, à compter de cet instant, devient votre père vénéré. Vous lui devez obéissance et soumission. Dites-vous bien qu’en vous engageant dans sa garde, vous lui faites le don de votre personne. »

Il plaqua sa main droite sur sa poitrine et s’inclina, ce qui constituait le salut toutanskien. Ses hommes l’imitèrent. Ce fut bref et impressionnant.

* * *

Assis dans le jardin, sur un fauteuil d’osier qu’abritait un vaste parasol, le Polonais réfléchissait en fumant un cigare pour combattre l’atroce odeur qui se dégageait du cadavre de sa compatriote embrochée. Il avait décidé de la laisser quarante-huit heures sur ses piques. Il croyait à l’efficacité des mesures exemplaires, sachant trop bien que la trouille est le commencement de la sagesse.

L’arrivée des nouveaux, l’arracha à sa méditation. Il les examina posément de ses yeux insensibles.

— Pourquoi un Noir ? demanda-t-il. Ça n’a jamais été précisé.

Grégory Fépalov hocha la tête.

— Je ne le savais pas non plus, Excellence, murmura l’Ukrainien.

Le colored man ainsi mis en cause, se permit d’intervenir :

— Je suis noir de peau, mais blanc de cœur, Excellence.

Surpris, le tyran lui accorda davantage d’attention.

— Sur quoi te fondes-tu pour prétendre une telle chose ?

— Sur ma foi en l’Occident qui est la lumière du monde.

— Voilà une belle formule qu’il est surprenant d’entendre dans la bouche d’un nègre, approuva Toutanski. Je sens que nous allons bien nous entendre. D’ores et déjà, je te nomme chef de groupe !

— Vous me comblez, Excellence.

Le Polak posa quelques questions de routine aux deux autres et parut satisfait de ce premier contact.

— Ici, la discipline est dure, mais la solde est bonne. Vous disposez en outre d’un harem pour l’équilibre physique. Les primes sont fréquentes. Un conseil : méfiez-vous des habitants, il n’y a pas plus perfide que ces gens-là. N’acceptez jamais rien d’eux. Surveillez votre alimentation, buvez de l’eau, de la bière ou du vin provenant de bouteilles cachetées. Ne tirez pas d’autres filles que celles qui sont à votre disposition. Ne vous baladez jamais seuls et, surtout, pas de nuit. Une dernière chose : nous devons rester unis. Vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous.

Le mercenaire qui prétendait s’appeler Jean Dupont intervint :

— Puis-je me permettre une question, Excellence ?

— Allez-y.

L’homme (un beau garçon à l’expression volontaire) désigna la femme en décomposition sur la grille proche :

— Est-il indiscret, Excellence, de vous demander la signification de ce cadavre ?

— Simple manœuvre de dissuasion.

Jean Dupont acquiesça gravement.

— Voilà qui est d’une grande sagesse, admit-il.

On conduisit les nouveaux au bungalow qui leur était affecté.

Deux couches y étaient occupées, malgré l’heure. Grégory Fépalov expliqua aux arrivants qu’il s’agissait de miliciens malades. Ensuite il laissa le contingent neuf emménager.

Dès qu’il eut tourné les talons, le Noir toucha les épaules de ses deux compagnons. Ils le regardèrent. Sydney Poitier mit un doigt devant sa bouche, puis leur désigna un petit objet noir fixé au plafond, près de la lampe électrique.

Le Gros et le Beau comprirent l’avertissement : micro !

Ils commencèrent de s’installer, ce qui consistait à transférer le contenu de leurs bagages dans l’armoire de fer jouxtant chacun des lits. L’air conditionné baignant la pièce leur apportait une agréable sensation de fraîcheur.

Une fois leurs rangements effectués, ils s’assirent autour de la table dans la seconde partie du local. Un réfrigérateur ronronnait en vibrant. Ils y découvrirent une grande quantité de bière tchèque et en prélevèrent trois bouteilles qu’ils examinèrent de près avant de les décapsuler.

Gargantua se mit à boire en force, et en trois coups de glotte eut raison des quelques centilitres de bibine. Les rota puissamment et alla puiser un nouveau flacon dans le frigo. Comme il en revenait, il fit un crochet par l’un des plumards où reposaient ses collègues mercenaires. Il se pencha sur un dormeur, le palpa, puis s’approcha de l’autre.

— J’ai le regret de vous annoncer que ces deux mecs sont clamsés ! fit-il.

Et il vida sa seconde canette.

3

Son Excellence, quand elle apprit ces deux nouvelles pertes, eut une idée qui valait ce qu’elle valait, c’est-à-dire un tout petit peu mieux que rien. Elle fit annoncer par affiches et haut-parleurs à la population insulaire, qu’à chaque décès qui se produirait désormais, dix habitants seraient enterrés debout, jusqu’aux épaules, et qu’on coulerait du ciment sur eux. Seule leur tête demeurerait à l’air libre, leur permettant de respirer et donc de survivre un certain temps. On étancherait leur inévitable soif avec du vinaigre, histoire de les initier à la passion du Christ ; et tous ceux qui en manifesteraient le désir auraient le droit de leur pisser sur la gueule.

Cette mesure était édictée avec effet rétroactif, concernant les deux derniers défunts.

C’est donc vingt personnes qui furent choisies, enterrées et cimentées. La chose s’opéra dans le nouveau parc d’agrément de Klérambâr, face à la cascade Glôûglôû, de manière à ce que la vision de cette onde fraîche et mousseuse accroisse le calvaire des suppliciés.

Las ! contre tout espoir, l’effroyable châtiment, loin d’endiguer les morts suspectes, ne fit que les accélérer. En huit jours, onze miliciens périrent.