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Devant pareille hécatombe, ce qui subsistait de la troupe décida de quitter ce territoire maudit. Ils voulurent faire part de cette sage décision à l’Ukrainien, mais Grégory Fépalov se trouvait dans le coma ; l’un d’eux accepta d’aller prévenir Nautik Toutanski. Fâcheuse initiative : le Polak lui fracassa la tête d’une balle de 9 mm tirée à bout portant dans l’oreille.

Cet acte commis, histoire de décompresser un brin, Toutanski manda deux gars de sa garde prétorienne, lesquels se trouvaient surarmés, notamment d’un pistolet-mitrailleur de fabrication suédoise, et convoqua le reste de ses soldats, soit trente-deux hommes.

En termes âpres, émaillés de menaces, de jurons et autres imprécations aux riches sonorités, il les avertit que, détenant leurs passeports, il les avait à sa merci et que le premier qui voudrait rompre son engagement se retrouverait viande froide. Il dit qu’un laboratoire de Singapour cherchait un vaccin contre le mal qui sévissait et que dans les jours prochains, chacun serait immunisé. Le docteur Saabist venait d’ores et déjà de recevoir du matériel susceptible d’enrayer le fléau. Donc, pas de panique. Les soldes seraient doublées et de nouvelles filles allaient rafraîchir les effectifs du lupanar, dont une Chinoise aux prouesses amoureuses réputées dans tout le Sud asiatique.

La grogne se calma quelque peu et le Polonais rentra chez lui. À peine venait-il de retrouver son climatiseur et son verre de vodka au poivre que ses gardes le prévinrent qu’une des nouvelles recrues demandait à lui parler. Agacé, Nautik Toutanski allait refuser d’accorder audience, mais, se ravisant, il fit entrer le nommé Jean Dupont ; son regard intelligent lui plaisait. Il reconnaissait en lui un individu d’une tout autre trempe que ses autres mercenaires.

— Je n’ai pas pour habitude de recevoir à l’improviste, déclara-t-il, pour préserver son autorité.

— Je m’en doute, Excellence, mais il y va de votre salut.

Le compatriote de Mme Curie fronça les sourcils.

— Expliquez-vous.

— Je souhaite vous entretenir de cette singulière épidémie qui ne s’en prend qu’à vos soldats ; pas un autre habitant de Klérambâr n’en est atteint.

— Et alors ? demanda le tyran.

— Alors ? Mais votre cause est perdue, Excellence. Vous n’avez pas convaincu vos hommes, tout à l’heure. Le vent de la révolte gronde dans leurs rangs. Ces types courageux, prêts à mourir pour leur solde, ont peur de la mystérieuse maladie. Elle constitue un ennemi impossible à combattre. Leur seule chance de sauvegarde réside dans une évacuation rapide. Simple question d’heures, de minutes peut-être. D’un moment à l’autre, ils encercleront votre maison et la mettront à sac après vous avoir lynché. Vos gardes du corps n’opposeront aucune résistance car ils ont autant la frousse que les autres.

Ce discours, bien qu’il parût ne pas entamer la volonté de Toutanski, effectuait des dégâts dans sa gamberge.

Il se laissa aller à gratter ses gros testicules qu’une crise d’urticaire malmenait.

— Pourquoi venez-vous me raconter cela ? demanda-t-il sèchement.

— Parce que l’heure est grave, Excellence, voire critique.

— Vous avez une solution ?

— La seule qui s’impose : la fuite. Et encore ne faut-il pas perdre une seconde. Il convient de préparer un vol de toute urgence pour Djakarta. Officiellement, il s’agira d’aller chercher le vaccin promis. Vous serez censé demeurer dans votre résidence, mais en secret, vous vous ferez conduire à l’aéroport et prendrez place au dernier moment dans l’appareil.

Le tyran l’écoutait sans marquer la moindre réaction.

— Et où irai-je ? demanda-t-il.

Dupont haussa les épaules et répondit avec un rien d’agacement :

— C’est votre affaire !

Ils se toisèrent sans aménité.

— Et vous ? demanda le Polonais.

— Nous n’aurons pas d’autres ressources que de partir avec vous jusqu’en Indonésie ; une fois là-bas, chacun tirera son bord.

— Pourquoi vous souciez-vous de moi ? fit Toutanski.

— Erreur, Excellence : je me soucie de moi et de mes deux camarades. Considérez le coup fourré dans lequel nous sommes : engagés comme force de soutien, nous arrivons dans un pays en pleine décomposition. Vos soldats meurent à qui mieux mieux, le soulèvement gronde. Réalisant l’urgence de cette situation, nous n’avons plus qu’une idée en tête : nous tirer au plus vite de ce bourbier. Vous seul pouvez nous y aider, conclusion : vous prêter assistance équivaut à nous sauver nous-mêmes. Nous avons partie liée.

— Supposons que je refuse votre proposition ?

— En ce cas, nous partirons sans vous.

— Comment ?

— En prenant l’avion que vous ne manquerez pas de mettre à notre disposition.

— Affréter un vol spécial pour votre départ ? Vous avez une haute idée de vos personnes !

— Tout homme en grand danger est amené à se valoriser, assura le mercenaire.

Son interlocuteur continuait de le sonder de ses yeux froids et impitoyables.

— Vous me faites un étrange baroudeur, dit-il ; bien trop malin pour barouder sans convictions arrêtées. Qui vous envoie ?

— Personne d’autre que ma propre volonté. À ne rien vous cacher, je pensais qu’il pouvait être bon de tenter l’aventure dans un coin tel que celui-ci. Je ne m’imaginais pas tomber dans un chaudron sur le point d’exploser. Si je puis me permettre cette dernière question, êtes-vous conscient de la précarité de votre situation ?

— Elle est tellement précaire que je peux fort bien vous faire empaler sur-le-champ !

— Ce supplice ne ferait que précéder ceux qui vous attendent, assura calmement Jean Dupont. Votre attitude joue contre vous. Si vous tardez, vous regretterez le temps perdu.

Comme il disait ces sages paroles, une détonation retentit à l’extérieur et une balle fit éclater l’un des carreaux. D’autres suivirent.

La nouvelle recrue se précipita sur le dictateur et le poussa dans un fauteuil. À peine venait-il d’agir, qu’une rafale balaya les objets précieux disposés sur un secrétaire.

— Vous voyez : je péchais par optimisme, dit le nouveau.

Nautik Toutanski s’arracha du fauteuil et, courbé en deux, s’élança vers la porte.

La fusillade venait de cesser.

Quand le tyran ouvrit, il se trouva en présence de ses gardes privés, lequels braquèrent sur lui deux mitraillettes aux canons brillants.

— Les mains en l’air ! lui intima l’un d’eux.

— Tu es fou, Stern ! grommela le Polonais.

— Ta gueule, sinon je te vide ce chargeur dans les tripes ! répondit l’interpellé.

Il ajouta, à l’adresse de son compagnon :

— Mets-lui les menottes !

Le Polak n’était pas du genre ergoteur. Il savait juger les circonstances. En un instant, il se retrouva avec les poignets dans le dos, dûment entravé.

— Et maintenant ? questionna-t-il.

— Conseil révolutionnaire ! fit l’ex-garde du corps.

— Pauvre con ! lui jeta Toutanski.

L’homme lui plaça un coup de crosse dans l’estomac. Le dictateur en voie de déposition, retint une plainte. La rage le rendait blême mais il n’avait pas peur.

— Vermine ! fit-il.

C’est alors que le dénommé Jean Dupont qui jusque-là s’était abstenu de parler s’avança vers les deux cerbères. Il tenait une sorte de grenade à la main et la pressa. Un long jet partit dans la figure des félons. Son effet fut quasi immédiat : les « gardes rapprochés » eurent des mimiques convulsées et s’écroulèrent. Dupont cueillit la clé des menottes tombée à terre et libéra le dictateur. Après quoi, il s’approcha de la fenêtre et coula un regard prudent à l’extérieur. Il vit quelques groupes de soldats qui palabraient aux abords de la villa. Leur stérile fusillade les avait davantage embarrassés qu’excités. Ces individus redoutaient le mal sévissant dans leurs rangs et ne savaient trop de quel côté chercher le salut.