– Navré, monsieur Siméonidis, dit le flic, mais je ne peux vous autoriser à faire pénétrer quiconque dans votre domicile sans être informé de l'état civil de ces personnes et du motif de leur visite. Ce sont les ordres et vous en avez été informé.
Siméonidis eut un bref et mauvais sourire.
– Ce n'est pas mon domicile, c'est ma maison, dit-il d'une voix qu'il avait très sonore, et ce ne sont pas des personnes, ce sont des amis. Et sachez qu'un Grec de Delphes, né à cinq cents mètres de l'Oracle, ne reçoit aucun ordre de qui que ce soit. Mettez-vous ça dans le crâne.
– La loi est faite pour tous, monsieur, répondit le flic.
– Votre loi, vous pouvez vous la foutre au cul, dit Siméonidis d'un ton égal.
Lucien jubilait. Exactement le genre de vieil emmer-deur avec qui on aurait pu bien rigoler si seulement les circonstances ne l'avaient rendu aussi triste.
Les difficultés durèrent encore un bon moment avec le flic, qui prit note de leurs noms et les identifia sans peine en consultant son carnet comme les voisins de Sophia Siméonidis. Mais rien n'interdisant d'aller consulter les archives de quelqu'un avec sa bénédiction, il dut les laisser aller en les avertissant que, de toute façon, ils subiraient une inspection avant leur départ. Aucun document ne devait pour l'instant sortir de la maison. Lucien haussa les épaules et suivit Siméonidis. Soudain rageur, le vieux Grec revint sur ses pas et agrippa le flic par le revers de sa veste. Marc pensa qu'il allait lui casser la gueule et que ça allait être intéressant. Mais le vieux hésita.
– Et puis non… dit Siméonidis après un silence. Tant pis.
Il lâcha le flic comme un truc pas propre et sortit de la pièce pour rejoindre Marc et Lucien. Ils montèrent un étage, suivirent un couloir et le vieux leur ouvrit, à l'aide d'une clef suspendue à sa ceinture, la porte d'une pièce peu éclairée, aux étagères bourrées de dossiers.
– La pièce de Sophia, dit-il à voix basse. Je suppose que c'est cela qui vous intéresse?
Marc et Lucien hochèrent la tête.
– Pensez-vous trouver quelque chose? demanda Siméonidis. Le pensez-vous?
Il les fixait d'un regard sec, les lèvres contractées, l'expression douloureuse.
– Et si on ne trouve rien? dit Lucien. Siméonidis frappa du poing sur la table.
– Vous devrez trouver, ordonna-t-il. J'ai quatre-vingt-un ans, je ne peux plus bouger et je ne peux plus comprendre comme je le voudrais. Vous, peut-être. Je veux cet assassin. Nous, les Grecs, on ne lâche jamais, c'est ce que disait ma vieille Andromaque. Leguennec n'est plus libre de penser. J'ai besoin d'autres personnes, j'ai besoin d'hommes libres. Peu m'importe que Sophia vous ait ou non confié une «mission». C'est vrai ou c'est faux. Je pense que c'est faux.
– C'est en effet assez faux, admit Lucien.
– Bien, dit Siméonidis. On se rapproche. Pourquoi cherchez-vous?
– Le métier, dit Lucien.
– Détectives? demanda Siméonidis.
– Historiens, répondit Lucien.
– Où est le rapport avec Sophia? Lucien désigna Marc du doigt.
– Lui, dit-il. Lui ne veut pas qu'on inculpe Alexan-dra Haufman. Il est prêt à balancer n'importe qui d'autre à sa place, même un innocent.
– Excellent, dit Siméonidis. Si ça peut vous rendre service, sachez que Dompierre n'est pas resté longtemps ici. Je pense qu'il n'a consulté qu'un seul dossier, sans hésiter. Vous le voyez, les cartons sont classés par années.
– Savez-vous lequel il a examiné? demanda Marc. Êtes-vous resté avec lui?
– Non. Il était très désireux d'être seul. Je suis entré une fois lui porter du café. Je crois qu'il consultait le carton 1982, sans certitude. Je vous laisse, vous n'avez pas de temps % perdre.
– Une question encore, demanda Marc. Comment votre femme prend-elle l'affaire?
Siméonidis eut une moue ambiguë.
– Jacqueline n'a pas pleuré. Elle n'est pas mauvaise mais volontariste, toujours désireuse de «faire front». Pour ma femme, «faire front» est un label suprême de qualité. C'est devenu une telle habitude chez elle qu'on ne peut rien tenter contre. Et avant tout, elle protège son fils.
– Que dire de lui?
– Julien? Pas capable de grand-chose. Un meurtre dépasse de beaucoup ses compétences. Surtout que Sophia l'avait aidé quand il ne savait pas quoi faire de sa peau. Elle lui trouvait des places de figurant par-ci, par-là. Il n'a pas su en tirer avantage. Lui, il a un peu pleuré Sophia. Il l'aimait beaucoup dans le temps. Il épinglait des photos d'elle dans sa chambre de jeune homme. Il écoutait ses disques aussi. Plus maintenant.
Siméonidis fatiguait.
– Je vous laisse, répéta-t-il. Pour moi, faire une sieste avant le dîner n'est pas un déshonneur. Cette faiblesse plaît à ma femme, d'ailleurs. Mettez-vous au travail, vous n'avez pas beaucoup de temps. Il se pour-fait que le flic finisse par trouver un moyen légal d'interdire la consultation de mes archives.
Siméonidis s'en alla et on l'entendit ouvrir une porte au fond du couloir.
– Qu'est-ce que tu penses de lui? demanda Marc.
– Belle voix, il l'a repassée à sa fille. Batailleur, autoritaire, intelligent, distrayant et dangereux.
– Sa femme?
– Une idiote, dit Lucien.
– Tu l'élimines vite.
– Les idiots peuvent tuer, ça n'a rien de contradictoire. Surtout ceux qui, comme elle, affichent une vaillance stupide. Je l'ai écoutée parler au flic. Elle est sans nuance et satisfaite de ses performances. Les idiots satisfaits peuvent tuer.
Marc hocha la tête en tournant dans la pièce. Il s'arrêta devant le carton de l'année 1982, le regarda sans le toucher et continua son tour en examinant les rayonnages. Lucien s'affairait dans son sac.
– Sors ce carton 82, dit-il. Le vieux a raison: on n'a peut-être pas beaucoup de temps avant que la Loi n'abaisse sa herse devant nos pas.
– Ce n'est pas 1982 qu'a consulté Dompierre. Soit le vieux s'est trompé, soit il a menti. C'est 1978.
– Il n'y a plus de poussière devant celui-là? dit Lucien.
– C'est ça, dit Marc. Aucun autre n'a été déplacé depuis longtemps. Les flics n'ont pas encore eu le temps de mettre leur nez là-dedans.
Il tira le carton 1978 et en vida proprement le contenu sur la table. Lucien le feuilleta rapidement.
– Ça ne concerne qu'un seul opéra, dit-il. Elektra, à Toulouse. Pour nous, cela ne signifie rien. Mais Dompierre devait y chercher quelque chose.
– Allons-y, dit Marc, un peu découragé par la niasse de vieux articles de presse découpés, de commentaires manuscrits parfois rajoutés par Siméonidis, très probablement, de photos, d'interviews. Les coupures de journaux étaient attachées avec soin par des trombones.
– Repère les trombones déplacés, dit Lucien. La pièce est un peu humide, ils ont dû laisser une trace de rouille ou une petite empreinte. Ça nous permettra de savoir quels articles ont intéressé Dompierre dans ce fatras.
– C'est ce que je fais, dit Marc. Les critiques sont élogieuses. Elle plaisait, Sophia. Elle s'est dite moyenne, mais elle valait plus que ça. Il a raison, Mathias. Mais qu'est-ce que tu fous? Viens m'aider.
Lucien rentrait à présent divers paquets dans son sac.