Выбрать главу

– Voilà, dit Marc en haussant le ton, cinq liasses dont le trombone a été replacé récemment.

Marc en prit trois et Lucien deux. Ils lurent en silence et en vitesse pendant un bon moment. Les articles étaient longs.

– Tu disais que les critiques étaient élogieuses? dit Lucien. Celui-là, en tout cas, n'est pas tendre avec Sophia.

– Celui-là non plus, dit Marc. Il cogne dur. Ça n'a pas dû lui faire plaisir. Ni au vieux Siméonidis. Il a noté en marge: «pauvre con». Et qui c'est, ce pauvre con?

Marc chercha la signature.

– Lucien, dit-il, ce critique «pauvre con» s'appelle Daniel Dompierre. Ça te donne à penser?

Lucien prit l'article des mains de Marc.

– Alors le nôtre, dit-il, le mort, il serait de sa famille? Un neveu, un cousin, un fils? C'est comme Ça qu'il aurait su quelque chose à propos de cet opéra?

– Un truc dans ce genre-là, sûrement. Ça commence à prendre. Comment s'appelle ton critique qui démolit Sophia?

– René de Frémonville. Connais pas. Connais rien à la musique, de toute façon. Attends, un truc marrant.

Lucien se remit à la lecture, l'expression modifiée, Marc espéra.

– Alors? dit Marc.

– Ne t'affole pas, ça n'a rien à voir avec Sophia. C'est au dos de la coupure. Le début d'un autre article, toujours de Frémonville, mais à propos d'une pièce de théâtre: un bide, une création sommaire et échevelée sur la vie intérieure d'un gars dans une tranchée en 1917. Un monologue de presque deux heures, suant comme tout, semble-t-il. Malheureusement, il me manque la fin de l'article.

– Merde, tu ne vas pas commencer avec ça. On s'en fout, Lucien, on s'en fout! On n'est pas venus jusqu'à Dourdan pour ça, nom de Dieu!

– Tais-toi. Frémonville dit au détour d'une phrase qu'il garde de son père des carnets de guerre, et que l'auteur de la pièce aurait été bien inspiré de consulter ce genre de documents avant de se lancer dans le théâtre d'imagination militaire. Tu te rends compte? Des carnets de guerre! Écrits sur place, depuis août 1914 jusqu'à octobre 1918! Sept carnets! Non, mais tu te rends bien compte? Une série continue! Pourvu que ce père ait été paysan, pourvu! Ce serait une mine, Marc, une rareté! Bon Dieu, faites que le père de Frémonville ait été paysan! Bon sang, j'ai bien fait de t'accompagner!

De bonheur et d'espoir, Lucien s'était mis debout, arpentant la petite pièce sombre, lisant et relisant le bout tronqué de cette vieille feuille de journal. Exaspéré, Marc se remit à feuilleter les documents consultés par Dompierre. Outre ces articles défavorables à Sophia, il y avait trois autres liasses contenant des textes plus anecdotiques, relatant un incident grave ayant perturbé pour plusieurs jours les représentations d'Elektra.

– Écoute, dit Marc.

Mais c'était foutu. Lucien était ailleurs, inabordable, avalé par la découverte de sa mine et devenu incapable de s'intéresser à autre chose. Pourtant, il avait fait montre d'une belle volonté au début. C'était pas de chance, ces carnets de guerre. Mécontent, Marc lut en silence, pour lui seul. Sophia Siméonidis avait subi dans sa loge, le soir du 17 juin 1978, une heure et demie avant la représentation, une agression violente suivie de tentatives de sévices sexuels. Selon elle, l'agresseur s'était enfui soudainement en entendant du bruit. Elle ne pouvait pas fournir de renseignements sur lui. Il portait un blouson sombre, une cagoule en laine bleue et il l'avait frappée à coups de poing pour la mettre au sol. Il avait ôté cette cagoule, mais elle était déjà trop assommée pour pouvoir l'identifier et il avait éteint la lumière. Couverte d'ecchymoses heureusement sans gravité, Sophia Siméonidis, en état de choc, avait été conduite à l'hôpital pour observation. Malgré cela, Sophia Siméonidis avait refusé de porter plainte et aucune enquête n'avait donc été ouverte. Réduits à des conjectures, les journalistes supposaient que l'attaque était le fait d'un figurant, le théâtre étant fermé à cette heure-ci à tout public. La culpabilité des cinq chanteurs de la troupe était écartée d'emblée: pour deux d'entre eux, il s'agissait de chanteurs renommés et tous avaient déclaré être arrivés plus tard au théâtre, ce qu'avaient confirmé les gardiens, des homme âgés également hors de cause. On pouvait comprendre entre les lignes que les options sexuelles des cinq chanteurs mâles les mettaient hors de cause plus sûrement que leur renommée ou leurs heures d'arrivée. Quant aux nombreux figurants, rien dans la description sommaire de la cantatrice ne permettait d'orienter les soupçons sur l'un ou l'autre d'entre eux. Néanmoins, précisait un des journalistes, deux figurants ne s'étaient pas présentés lors de la reprise, le lendemain. Le journaliste admettait pourtant que c'était là un fait assez banal dans le monde des figurants, gars et filles occultes souvent payés à la journée et toujours sur la brèche, prêts à lâcher sur l'heure une représentation pour un casting publicitaire plus prometteur. Il convenait aussi qu'aucun des hommes du personnel technique ne pouvait être écarté.

Le spectre était large. Marc, les sourcils froncés, retourna aux critiques de Daniel Dompierre et de René de Frémonville. Critiques musicaux avant tout, ils ne s'étendaient pas sur les circonstances de l'agression mais signalaient seulement que Sophia Siméonidis, victime d'un accident, avait dû être remplacée durant trois jours par sa doublure, Nathalie Domesco, dont l'imitation exécrable avait fini d'achever Elektra, une Eîektra que n'avait pu sauver le retour de Sophia Siméonidis: la cantatrice, à sa sortie d'hôpital, avait à nouveau témoigné de son incapacité à tenir ce rôle pour grand soprano dramatique. Ils concluaient que le choc subi par la cantatrice ne pouvait excuser l'insuffisance de sa tessiture et qu'elle avait commis une regrettable erreur en prétendant aborder avec Elektra une partition bien au-delà de ses moyens vocaux.

Cela exaspéra Marc. Certes, Sophia leur avait dit elle-même qu'elle n'avait pas été «la» Siméonidis. Certes, Sophia n'aurait peut-être pas dû se lancer dans Elektra. Peut-être. Il n'y connaissait rien de toute façon, pas plus que Lucien. Mais cette morgue destruc trice des deux critiques le mettait hors de lui. Non, Sophia ne méritait pas ça.

Marc attrapa d'autres cartons, d'autres opéras. Toujours des critiques élogieuses, ou simplement flatteuses ou satisfaites, mais toujours des reproches cinglants sous les plumes de Dompierre et de Frémonville, même lorsque Sophia s'en tenait à son strict registre de soprano lyrique. Décidément, ces deux-là n'aimaient pas Sophia, et depuis ses débuts. Marc replaça les cartons et réfléchit, la tête posée sur ses poings. Il faisait presque nuit à présent et Lucien avait allumé deux petites lampes.

Sophia agressée… Sophia ne portant pas plainte pour coups et blessures. Il revint à Elektra, parcourut très vite tous les autres articles concernant l'opéra et qui racontaient tous un peu la même chose: la mauvaise qualité de la mise en scène, la faiblesse des décors, l'agression contre Sophia Siméonidis, le retour attendu de la cantatrice, à cette différence que les critiques appréciaient la tentative de Sophia au lieu de la démolir comme l'avaient fait Dompierre et Frémon-ville. Il ne savait pas quoi retenir de tout ce carton 1978. Il aurait fallu tout pouvoir lire et relire dans les détails. Comparer, cerner les spécificités des coupures retenues par Christophe Dompierre. Il aurait fallu recopier, au moins les articles lus par le mort. C'était du boulot, des heures de boulot.

Siméonidis entra dans la pièce à cet instant.

– Il faut vous dépêcher, dit-il. Les flics cherchent un biais pour faire cesser la consultation de mes archives. Ils n'ont pas le temps de s'en occuper maintenant et ils doivent craindre d'être doublés par l'assassin lui-même. J'ai entendu l'imbécile d'en bas téléphoner après ma sieste. Il veut des scellés. Ça a l'air d'aller bon train.