– Après ça, dit Lucien, j'étais déboussolé. La dame Rachel aussi, d'ailleurs. Ça l'avait remuée de fouiller ses souvenirs. Elle n'était pas au courant de l'assassinat de Christophe Dompierre et tu penses bien que je ne lui ai rien dit. On s'est fait un petit café, sur le coup de dix heures, pour se remonter. Et puis, c'était bien joli tout ça, mais je pensais toujours à mes carnets de guerre. C'est humain, tu comprends.
– Je comprends, dit Marc.
– Rachel de Frémonville faisait beaucoup d'efforts pour ces carnets de guerre, mais peine perdue, ils étaient vraiment égarés. En buvant son café, elle a poussé une petite exclamation. Tu sais, ces petites exclamations magiques, comme dans un vieux film. Elle se souvenait que son mari, qui était très attaché à ces sept carnets, avait pris la précaution de les faire clicher par son photographe de presse. Parce que le papier de ces carnets était de mauvaise qualité et commençait à se piquer, à partir en dentelle. Elle me dit qu'avec de la chance, le photographe avait pu garder des épreuves ou des négatifs de ces photos de carnets, pour lesquelles il s'était donné beaucoup de mal. C'était écrit au crayon et pas facile à clicher. Elle m'a filé l'adresse du photographe, à Paris heureusement, et j'ai foncé droit chez lui. Il était là, à tirer des épreuves. II n'a que la cinquantaine et il est toujours dans le métier. Tiens-toi bien, Marc, mon ami: il avait conservé les négatifs des photos des carnets et il va me les développer! Sans blague.
– Magnifique, dit Marc d'un ton maussade. Je te parlais du meurtre de Sophia, pas de tes carnets.
Lucien se tourna vers Vandoosler en désignant Marc.
– Il est vraiment nerveux, hein? Impatient?
– Quand il était petit, dit Vandoosler, et qu'il faisait tomber sa balle du balcon dans la cour en bas, il tré pignait aux larmes jusqu'à ce que j'aille la rechercher. Il n'y avait plus que ça qui comptait. J'en ai fait des allers et retours. Et pour des petites balles mousse de rien du tout, encore.
Lucien rit. Il avait à nouveau l'air heureux, mais ses cheveux bruns étaient toujours collés de sueur. Marc sourit aussi. Il avait complètement oublié le coup des balles mousse.
– Je continue, dit Lucien toujours chuchotant. Tu as pigé que ce photographe suivait Frémonville dans ses reportages? Qu'il faisait la couverture photo des spectacles? J'ai pensé qu'il avait peut-être gardé des épreuves. Il était au courant de la mort de Sophia mais pas de celle de Christophe Dompierre. Je lui en ai dit deux mots et l'affaire lui a paru assez sérieuse pour qu'il recherche son dossier sur Elektra. Et voilà, dit Lucien en agitant le rouleau sous les yeux de Marc. Des photos. Et pas que de Sophia. Des photos de scène, de groupe.
– Montre, dit Marc.
– Patience, fit Lucien.
Lentement, il défit son rouleau et en tira avec précaution un cliché qu'il étala sur la table.
– Toute la troupe au salut le soir de la première, dit-il en calant chaque coin de la photo avec des verres. Il y a tout le monde. Sophia au milieu, entourée du ténor et du baryton. Bien sûr ils sont tous maquillés et en costume. Mais tu ne reconnais personne? Et vous, commissaire, personne?
Marc et Vandoosler se penchèrent tour à tour sur la photo. Des visages fardés, petits, mais nets. Un bon cliché. Marc, qui se sentait depuis un bon moment en perte de vitesse par rapport aux fulgurances de Lucien, sentait l'abandonner tous ses moyens. L'esprit brouillé, décontenancé, il examinait les petits visages blancs sans qu'aucun ne lui évoque quoi que ce soit. Si, celui-là, c'était Julien Moreaux, tout jeune, tout mince.
– Évidemment, dit Lucien. Ça n'a rien d'étonnant. Continue.
Marc secoua la tête, presque humilié. Non, il ne voyait rien. Vandoosler, également contrarié, faisait la grimace. Pourtant, il posa un doigt sur un visage.
– Celui-là, dit-il doucement. Mais je ne peux pas mettre un nom dessus.
Lucien hocha la tête.
– Exact, dit-il. Celui-là. Et moi, je peux mettre un nom dessus,
Il jeta un rapide regard vers le bar, vers la salle, puis il approcha son visage tout contre ceux de Marc et de Vandoosler.
– Georges Gosselin, le frère de Juliette, murmura-t-il.
Vandoosler serra les poings.
– Règle l'addition, Saint Marc, dit-il brièvement. On rentre tout de suite à la baraque. Dis à Saint Matthieu de nous rejoindre dès qu'il a fini son service.
32
Mathias frottait sa masse d'épais cheveux blonds et les emmêlait plus encore qu'il n'était possible. Les autres venaient de le mettre au courant et il était abasourdi. Il n'en avait pas même retiré sa tenue de serveur. Lucien, qui estimait qu'il avait fait plus que sa part, et avec brio, avait décidé de laisser les autres se dépêtrer avec tout ça et de passer à autre chose. En attendant de retrouver son photographe à six heures, avec les tirages du premier carnet qu'il lui avait promis, il avait décidé de passer la grande table de bois à l'encaustique. Cette grande table du réfectoire, c'est lui qui l'avait apportée, et il entendait qu'elle ne soit pas salopée par des primitifs comme Mathias o,u des négligents comme Marc. Il la couvrait donc de cire, soulevant alternativement les coudes de Vandoosler, de Marc et de Mathias pour y passer, dessous, un gros chiffon. Personne ne protestait, conscient que cela aurait été tout à fait inutile. Hormis le bruit de ce chiffon qui frottait le bois, le silence pesait dans le réfectoire, chacun triant et triturant les récents événements dans sa tête.
– Si je comprends bien, dit enfin Mathias, Georges Gosselin aurait attaqué et tenté de violer Sophia dans sa loge, il y a quinze ans. Ensuite il se serait barré et
Daniel Dompierre l'aurait vu. Sophia n'aurait rien dit, pensant qu'il s'agissait de Julien, c'est ça? Plus d'un an après, le critique croise et reconnaît Gosselin qui, du coup, l'abat avec son ami Frémonville. À moi, ça me paraît plus grave de descendre deux gars que d'être inculpé pour coups et viol. Ce double meurtre est con et démesuré.
– À tes yeux, -dit Vandoosler. Mais pour un type faible et dissimulé, être entôlé pour coups et viol pouvait paraître insurmontable. Perte de son image, de son honorabilité, de son travail, de sa tranquillité. Et s'il ne pouvait pas supporter qu'on le regarde tel qu'il était, comme une brute, un violeur? Alors, c'est le sauve-qui-peut, la panique, et il descend les deux gars.
– Depuis quand est-il installé rue Chasle? demanda Marc. On le sait?
– Ça doit faire dix ans, je crois, dit Mathias, depuis que le grand-père aux betteraves leur a laissé son fric. En tout cas, Juliette a Le Tonneau depuis environ dix ans. Je suppose qu'ils ont acheté la maison en même temps.
– C'est-à-dire cinq ans après Elektra et l'agression, dit Marc, et quatre ans après l'assassinat des deux critiques. Et pourquoi, après tout ce temps, se serait-il installé près de chez Sophia? Pourquoi venir se coller près d'elle?
– Obsession, je suppose, dit Vandoosler. Obsession. Revenir près de celle qu'il avait voulu battre et violer. Revenir près de la cause de sa pulsion, appelle ça comme tu voudras. Revenir, surveiller, guetter. Dix ans de guet, de pensées tumultueuses et secrètes. Et un beau jour, la tuer. Ou bien réessayer, puis la tuer. Un cinglé sous une allure discrète et bonasse.
– Ça s'est déjà vu? demanda Mathias.
– Bien sûr, dit Vandoosler. J'ai épingle au moins cinq gars de ce gabarit. Le tueur lent, la frustration remâchée, l'impulsion différée, l'extérieur calme.
– Pardon, dit Lucien en soulevant les grands bras de Mathias.
Maintenant, Lucien faisait briller la table avec une brosse et s'agitait beaucoup, indifférent à la conversation. Marc pensa que, décidément, il n'arriverait jamais à comprendre ce type, ïls étaient tous graves, le meurtrier était à quelques pas d'eux, et lui ne pensait qu'à briquer sa table en bois. Alors que sans lui, toute l'affaire serait restée bloquée. C'était presque son œuvre et il s'en foutait.