Marc appuya son pied sur les mains de Lucien et se hissa jusqu'au haut du mur. Il dut faire un effort pour parvenir à l'enjamber.
– À toi maintenant, dit Marc en tendant son bras. Approche la petite poubelle, grimpe dessus et attrape ma main.
Lucien se retrouva à cheval sur le mur à côté de Marc. Le ciel était nuageux, l'obscurité complète.
Lucien sauta, et Marc derrière lui.
Une fois au sol, Marc chercha à s'orienter dans l'obscurité. Il pensait au puits. Ça faisait même un bon moment qu'il y pensait. Le puits. La flotte. Mathias. Le puits, haut lieu de la criminalité rurale médiévale. Où il était, ce foutu puits? Là-bas, la masse claire. Marc s'y dirigea en courant, Lucien derrière lui. Il n'entendait rien, pas un bruit, sauf sa course et celle de Lucien. L'affolement le gagnait. Il dégagea en hâte les lourdes planches qui couvraient l'orifice. Merde, il n'avait pas pris de lampe de poche. De toute façon, il n'avait plus de lampe de poche depuis longtemps. Deux ans. Disons deux ans. Il se pencha par-dessus la margelle et appela Mathias.
Pas un son. Pourquoi s'acharnait-il sur ce puits, bon Dieu? Pourquoi pas sur la maison, ou sur le petit bois? Non, le puits, il en était certain. C'est facile, c'est net, c'est médiéval, ça ne laisse pas de trace. Il souleva le pesant seau de zinc et le fit descendre tout douce
ment. Quand il le sentit toucher la surface de l'eau, profondément, il coinça la chaîne et enjamba la margelle.
– Vérifie que la chaîne reste bloquée, dit-il à Lucien. Ne quitte pas ce sale puits. Et surtout, prends garde à toi. Ne fais pas un bruit, ne l'alerte pas. Quatre, cinq ou six cadavres, ça ne compte plus pour elle. Ta fiasque de rhum, passe-la-moi.
Marc amorça sa descente. Il avait la trouille. Le puits était étroit, noir, gluant et gelé comme n'importe quel puits, mais la chaîne tenait bon. Il eut l'impression d'avoir descendu six à sept mètres quand il toucha le seau et que l'eau lui glaça les chevilles. Il se laissa glisser jusqu'aux cuisses, avec l'impression que le froid lui faisait éclater la peau. Il sentit contre ses jambes la masse d'un corps et il eut envie de hurler.
Il l'appela mais Mathias ne répondait pas. Les yeux de Marc s'étaient faits à l'obscurité. Il s'enfonça encore dans l'eau jusqu'à la taille. D'une main, il tâta les contours du corps du chasseur-cueilleur qui s'était fait basculer comme un crétin dans le fond de ce puits. La tête et les genoux émergeaient. Mathias avait réussi à coincer ses grandes jambes contre la paroi cylindrique. Coup de chance qu'il ait été balancé dans un puits si étroit. Il avait réussi à se caler. Mais depuis combien de temps baignait-il dans ce froid? Depuis combien de temps glissait-il, centimètre par centimètre, avalant cette eau sombre?
Il ne pouvait pas remonter Mathias inerte. Il fallait que le chasseur retrouve au moins l'énergie de s'accrocher.
Marc enroula la chaîne autour de son bras droit, cala ses jambes contre le seau, affermit sa prise et commença à tirer Mathias. Il était si grand, si lourd. Marc s'épuisait. Peu à peu, Mathias sortait de l'eau et après un quart d'heure d'efforts, son buste reposait sur le seau. Marc le soutint sur sa jambe appuyée contre la paroi et réussit de sa main gauche à attraper le rhum qu'il avait fourré dans sa veste. Si Mathias vivait encore assez, il allait détester ce truc à gâteaux. Il en versa tant bien que mal dans sa bouche. Ça coulait partout, mais Mathias réagissait. Pas une seconde Marc n'avait laissé entrer dans sa tête l'idée que Mathias aurait pu mourir. Pas le chasseur-cueilleur. Marc lui colla quelques gifles malhabiles et reversa du rhum. Mathias grondait. Il émergeait des eaux.
– Tu m'entends? C'est Marc.
– Où on est? demanda Mathias d'une voix très sourde. J'ai froid. Je vais crever.
– On est dans le puits. Où veux-tu qu'on soit?
– Elle m'a balancé, balbutia Mathias. Assommé, balancé, je ne l'ai pas vue venir.
– Je sais, dit Marc. Lucien va nous remonter. Il est là-haut.
– Il va se faire étriper, ânonna Mathias.
– Ne t'inquiète pas pour lui. Il est excellent sur les premières lignes. Allez, bois.
– C'est quoi cette merde?
Mathias avait parlé de façon presque inaudible.
– C'est du rhum à gâteaux, c'est à Lucien. Ça te réchauffe?
– Prends-en aussi. L'eau paralyse.
Marc avala quelques gorgées. La chaîne enroulée autour de son bras le mordait, le brûlait.
Mathias avait à nouveau fermé les yeux. Il respirait, c'est tout ce qu'on pouvait en dire. Marc siffla et la tête de Lucien se détacha dans le petit cercle d'ombre plus claire, là-haut.
– La chaîne! dit Marc. Remonte-la doucement, mais ne la laisse surtout pas redescendre! Ne fais pas d'à-coups ou je le lâche!
Sa voix résonnait, l'assourdissant lui-même. À moins qu'il n'ait les oreilles également engourdies.
Il entendit des bruits métalliques. Lucien défaisait le nœud tout en maintenant la tension pour que Marc ne tombe pas plus bas. Il était bon, Lucien, très bon. Et la chaîne remonta, avec lenteur.
– Vas-y maille à maille! cria Marc. Il est lourd comme un aurochs!
– Il est noyé? cria Lucien.
– Non! Enroule, soldat!
– Tu parles d'une merde! cria Lucien.
Marc agrippa Mathias par son pantalon. Mathias bouclait son pantalon avec une grosse cordelette et c'était pratique à saisir. Ce fut la seule qualité que Marc accorda en cet instant à cette ficelle de corde rustique dans laquelle se ceinturait Mathias. La tête du chasseur-cueilleur cognait un peu contre les parois du puits mais Marc voyait se rapprocher le cercle de la margelle. Lucien tira Mathias et le coucha au sol. Marc enjamba la margelle et se laissa tomber dans l'herbe. Il déroula la chaîne de son bras en grimaçant. Ça saignait.
– Serre ça dans ma veste, dit Lucien.
– Tu n'as rien entendu?
– Personne. Ton oncle arrive.
– Il y a mis le temps. File des gifles à Mathias et frictionne-le. Je crois qu'il est reparti dans le cirage.
Leguennec arriva le premier au pas de course et s'agenouilla près de Mathias. Il avait une lampe torche, lui.
Marc se leva, tenant son bras qui lui semblait minéral et vint à la rencontre des six policiers.
– Je suis sûr qu'elle est barrée dans le petit bois, dit-il.
On retrouva Juliette dix minutes plus tard. Deux hommes la ramenèrent en la tenant par les bras. Elle paraissait épuisée, couverte de griffures et de coups.
– Elle a… haleta Juliette, je me suis enfuie… Marc se rua sur elle et l'agrippa par une épaule.
– Ta gueule, hurla-t-il en la secouant, ta gueule!
– On intervient? demanda Leguennec à Vandoos-ler.
– Non, murmura Vandoosler. Aucun risque, laisse-le faire. C'est son truc, sa découverte. Je soupçonnais quelque chose comme ça, mais…
– Fallait me le dire, Vandoosler.
– Je n'étais pas encore sûr. Les médiévistes ont des trucs à eux, faut croire. Quand Marc commence à mettre ses idées en ligne, ça file droit au but… Il amasse, du meilleur et du pire, et tout d'un coup, il vise.
Leguennec regarda Marc, qui, raidi, le visage blanc dans la nuit, les cheveux trempés, serrait toujours Juliette tout près du cou, d'une seule main, brillante de bagues, une large main refermée sur elle et qui semblait très dangereuse.
– Et s'il déconne?
– Il ne déconnera pas.
Leguennec fit malgré tout signe à ses hommes de se placer en cercle autour de Marc et Juliette.
– Je retourne m'occuper de Mathias, dit-il. Il est passé à deux doigts.
Vandoosler se rappela que quand Leguennec était pêcheur, il était aussi secouriste en mer. De l'eau, c'est toujours de l'eau.
Marc avait lâché Juliette et la dévisageait. Elle était moche, elle était belle. Il avait mal au ventre. Le rhum, peut-être? Elle n'esquissait pas un geste à présent, Marc, lui, tremblait. Ses habits trempés collaient et lui gelaient le corps. Lentement, il chercha Leguennec du regard parmi ces hommes serrés dans l'ombre. Il l'aperçut plus loin, près de Mathias.