Songeant à son petit déjeuner avec son père, Rachel se dit que l‘expression « situation délicate » était un euphémisme.
Zach Herney se montrait particulièrement courtois alors que rien ne l‘y obligeait.
— Puis-je vous appeler Rachel ?
— Bien sûr.
Puis-je vous appeler Zach ? pensa-t-elle.
— Mon bureau, annonça le Président, en poussant devant elle une porte en bois d‘érable sculpté.
Le bureau présidentiel d’Air Force One était sans aucun doute plus intime que son double à la Maison Blanche, mais l‘ameublement en était tout aussi austère. La table était submergée de papiers et, derrière le Président, était suspendue une imposante peinture à l‘huile représentant une goélette classique à trois mâts, toutes voiles dehors, qui essayait de prendre de vitesse un ouragan furieux. Métaphore parfaite de la position actuelle de Zach Herney.
Le Président proposa à Rachel l‘un des trois fauteuils directoriaux qui entouraient son bureau. Elle s‘assit. Herney approcha un siège et s‘installa à côté d‘elle.
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Sur un pied d‘égalité..., nota-t-elle en son for intérieur.
Quelle habileté !
— Eh bien, Rachel, fit Herney, en soupirant avec lassitude, j‘imagine que vous vous demandez pourquoi diable vous vous trouvez ici en ce moment, n‘est-ce pas ?
La sincérité du ton balaya les dernières réserves de Rachel.
— Pour être franche, monsieur, je suis abasourdie.
Herney éclata de rire.
— Bravo ! Il m‘arrive rarement de faire cet effet à quelqu‘un du NRO.
Sur un geste du Président, l‘hôtesse posa le plateau sur le bureau et s‘éclipsa.
— Lait et sucre ? proposa-t-il en se levant pour servir.
— Lait, s‘il vous plaît.
Rachel savoura le riche arôme. Le président des États-Unis me sert personnellement une tasse de café ? s‘interrogea-t-elle.
Zach Herney lui tendit la lourde cafetière en étain.
— Du Paul Revere authentique, fit-il, c‘est un des petits luxes du métier.
Rachel en avala une gorgée. C‘était le meilleur qu‘elle ait jamais bu.
— En tout cas, reprit le Président en se versant à son tour du café avant de se rasseoir, je dois bientôt partir et il faut donc en venir au fait.
Herney fit basculer un morceau de sucre dans sa tasse et planta son regard dans les yeux de la jeune femme.
— J‘imagine que Bill Pickering vous a prévenue que l‘unique raison pour laquelle je pourrais vouloir vous rencontrer serait de vous utiliser comme un pion dans mon jeu ?
— En fait, monsieur, ce sont exactement les mots qu‘il a employés.
Le Président eut un sourire.
— Toujours aussi cynique !
— Il a donc tort ?
— Vous plaisantez ! ironisa le Président. Bill Pickering ne se trompe jamais et, comme d‘habitude, il a vu juste.
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9.
Gabrielle Ashe regardait d‘un air absent par la vitre de la limousine qui se dirigeait dans la circulation matinale vers son bureau. Elle se demandait comment elle avait pu en arriver là.
Assistante personnelle du sénateur Sedgewick Sexton ! N‘était-ce pas exactement ce qu‘elle avait voulu ?
Je suis assise dans une limousine avec le prochain président des États-Unis, se dit-elle.
Gabrielle jeta un coup d‘œil au sénateur qui semblait perdu dans ses pensées. Elle admira la noblesse d‘expression de son visage et l‘élégance de son costume. Il avait tout d‘un présidentiable.
Gabrielle avait entendu pour la première fois un discours de Sexton alors qu‘elle était en dernière année de Sciences-Po à l‘université Cornell, trois ans plus tôt. Elle était sortie major de sa promotion. Elle n‘avait jamais oublié son regard insistant comme s‘il avait voulu lui transmettre un message : « Faites-moi confiance. » Après la conférence, Gabrielle avait fait la queue pour lui dire quelques mots.
— Gabrielle Ashe, avait annoncé le sénateur en lisant le nom de la jeune femme sur son badge. Un joli nom pour une charmante jeune femme.
Son regard se voulait rassurant.
— Merci, monsieur, avait répondu Gabrielle tout en serrant la main énergique de son interlocuteur. J‘ai été très impressionnée par votre discours.
— Je suis heureux de l‘entendre.
Sexton lui avait glissé une carte de visite dans la main.
— Je suis toujours à la recherche de jeunes esprits brillants qui partagent mon point de vue. Quand vous décrocherez votre diplôme, téléphonez-moi, nous aurons peut-être un travail pour vous.
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Gabrielle avait ouvert la bouche pour le remercier mais le sénateur s‘adressait déjà à une autre personne. Pourtant, dans les mois qui suivirent, Gabrielle ne put s‘empêcher d‘observer à la télévision la carrière de Sexton. Elle apprécia, admira même l‘éloquence de ses attaques contre les dépenses du gouvernement, réclamant des coupes sombres à droite et à gauche, le dégraissage de l‘administration fiscale pour une meilleure utilisation de l‘impôt, ainsi que de quelques autres administrations pléthoriques. Le sénateur avait aussi suggéré que l‘on supprime certains programmes sociaux qui faisaient double emploi. Puis, après le décès de son épouse dans un accident de voiture, Gabrielle avait redoublé d‘admiration en le voyant retirer une énergie supplémentaire de cette situation. Il avait su surmonter sa souffrance personnelle pour déclarer au monde qu‘il se lançait dans la campagne à la présidence et qu‘il dédiait la suite de sa carrière politique à la mémoire de sa femme. C‘est alors que Gabrielle avait décidé de rejoindre l‘équipe de campagne du sénateur.
Son intimité avec le sénateur n‘aurait pu être plus grande.
Gabrielle se rappela la soirée qu‘elle avait passée avec Sexton dans son luxueux bureau, et elle serra les lèvres, essayant de tenir à distance les images embarrassantes qui lui revenaient. Elle savait bien qu‘elle aurait dû résister, mais elle n‘en avait pas trouvé la force. Sedgewick Sexton était son idole depuis trop longtemps... D‘ailleurs, il lui avait déclaré sa flamme.
La limousine heurta un nid-de-poule, rappelant Gabrielle à la réalité.
— Ça va, Gabrielle ? demanda Sexton.
La jeune femme lui adressa un sourire un peu contraint.
— Très bien.
— Vous n‘êtes pas encore en train de penser à cette histoire de diffamation ?
Elle haussa les épaules.
— Si, cela me préoccupe encore.
— Oubliez-la. Ce fut un faux pas de leur part et c‘est finalement ce qui pouvait arriver de mieux à notre campagne.
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Cette « diffamation », Gabrielle l‘avait appris à ses dépens, était une tactique qui pouvait rapporter très gros. Certes, cela n‘avait rien de très glorieux puisqu‘il s‘agissait d‘obtenir des informations confidentielles sur un rival : savoir s‘il utilisait un élongateur de pénis ou s‘il était abonné à un site porno gay. Une tactique payante donc, sauf quand il y avait un retour de manivelle...
Et, en l‘occurrence, c‘était bien ce qui s‘était passé. Pour la Maison Blanche. Environ un mois plus tôt, l‘équipe de campagne du Président, déstabilisée par des sondages catastrophiques, avait décidé de se montrer plus agressive et avait fait circuler la rumeur – ils étaient d‘ailleurs convaincus de sa véracité – que le sénateur Sexton avait une liaison avec Gabrielle Ashe. Malheureusement pour la Maison Blanche, ils ne disposaient pas du moindre commencement de preuve. Le sénateur, fervent adepte de l‘axiome selon lequel la meilleure défense était l‘attaque, avait sauté sur l‘occasion. Il avait convoqué une conférence de presse pour proclamer son innocence et s‘était déclaré scandalisé.