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En raison du caractère secret des missions de la Force Delta, la traditionnelle chaîne de commandement multiple est généralement court-circuitée en faveur d‘une gestion solitaire : on en confie les rênes à un chef unique qui a l‘autorité sur son unité et qui est le seul responsable. Ce chef est un militaire à l‘influence suffisante pour diriger ce type de missions, mais un militaire disposant également de la confiance des politiques. À
l‘exception de l‘identité de leur commandant, les missions de la Force Delta sont classifiées secret-défense et, une fois le travail achevé, les commandos ont interdiction de l‘évoquer entre eux comme avec leurs officiers.
« Agir et oublier », telle est leur devise.
L‘équipe Delta qui était alors stationnée sur le 82e parallèle n‘était pas en action. Elle se contentait pour l‘instant de surveiller.
Delta 1 devait reconnaître que cette mission avait été jusque-là particulièrement inhabituelle, mais il avait appris depuis longtemps à ne jamais s‘étonner de ce qu‘on lui demandait de faire. Au cours des cinq dernières années, il avait participé à des opérations de libération d‘otages au Moyen-Orient, à la traque et à l‘extermination de cellules terroristes travaillant sur le sol américain, et même à l‘élimination discrète de plusieurs hommes et femmes dangereux pour la sécurité américaine, aux quatre coins du monde.
D‘ailleurs, le mois précédent, son équipe avait utilisé un de ses microrobots volants pour déclencher une attaque cardiaque mortelle chez un parrain de la drogue sud-américain particulièrement malfaisant. En se servant d‘un microrobot équipé d‘une aiguille en titane de l‘épaisseur d‘un cheveu qui contenait un vasoconstricteur très puissant, Delta 2 avait téléguidé son engin à l‘intérieur de la maison de l‘homme par une fenêtre ouverte au deuxième étage. Il avait fait entrer le microrobot dans la chambre du gangster, puis l‘avait fait atterrir sur son épaule. La piqûre mortelle avait été administrée pendant son sommeil. Le microrobot était ressorti par la fenêtre avant même que l‘homme ne se fût réveillé, en proie à une violente douleur dans la poitrine. L‘équipe Delta était déjà de retour dans ses pénates au moment où l‘épouse de la victime
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appelait une équipe médicale d‘urgence. Ni effraction ni violation de la propriété privée. Mort apparemment de cause naturelle. Bref, un chef-d‘œuvre du genre.
Plus récemment, un autre microrobot stationné dans le bureau d‘un éminent sénateur avait enregistré ses ébats sexuels torrides avec une séduisante partenaire. L‘équipe Delta plaisantait en parlant de cette opération comme d‘une mission de « pénétration au-delà des lignes ennemies ».
Maintenant, Delta 1, coincé en mission de surveillance dans sa tente depuis dix jours, attendait avec impatience qu‘elle s‘achève.
Restez planqués.
Surveillez la structure, intérieur et extérieur.
Rendez compte à votre chef en cas d’imprévu.
Delta 1 avait été entraîné à ne jamais éprouver d‘émotion durant ses missions. Pourtant le rythme de son pouls s‘était accéléré le jour où lui et ses coéquipiers avaient été briefés. Il s‘agissait d‘un briefing « sans visage » : chaque phase de l‘expédition leur avait été expliquée par des canaux sécurisés.
Delta 1 n‘avait jamais rencontré le contrôleur qui en était responsable.
Delta 1 était en train de se préparer un repas à base de sachets protéines quand sa montre bipa à l‘unisson avec celle de ses compagnons.
Quelques secondes plus tard, le système de communication électronique crypté clignotait pour avertir qu‘un correspondant cherchait à les joindre. Delta 1 laissa tomber son déjeuner et saisit le combiné. Les deux autres l‘observèrent en silence.
— Delta 1, articula-t-il dans le transmetteur.
Ces deux mots furent instantanément identifiés par le logiciel de reconnaissance vocale intégré dans son appareil.
Chaque mot se vit alors assigner un numéro de référence qui fut crypté et retransmis par satellite à celui qui les appelait. Sur le terminal de celui-ci, les nombres furent décryptés et retraduits en mots au moyen d‘un dictionnaire prédéterminé, fonctionnant en mode aléatoire. Les mots étaient ensuite prononcés par une voix artificielle. Et le tout ne prenait que quatre-vingts millisecondes.
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— Ici contrôleur, fit la personne qui supervisait l‘opération.
La voix cybernétique du cryp-talk, le nom de l‘appareil, était très étrange, désincarnée et androgyne.
— Comment se déroule l‘opération ? poursuivit le contrôleur.
— Tout se passe comme prévu, répondit Delta 1.
— Excellent. J‘ai du nouveau sur le planning : l‘information va être rendue publique ce soir à 20 heures, heure de la côte Est.
Delta 1 jeta un coup d‘œil à son chronographe. Plus que huit heures, se dit-il. Son travail serait bientôt terminé. Un point encourageant.
— Il y a un autre élément, reprit le contrôleur. Un nouveau joueur vient d‘entrer en piste.
— Quel nouveau joueur ?
Delta 1 écouta attentivement. Une nouvelle donne intéressante, songea-t-il.
Quelqu‘un, là-bas, jouait les éléments perturbateurs.
— Pensez-vous que nous pouvons lui faire confiance ?
— Il faudra la surveiller de très près.
— Et s‘il y a un problème ?
Il n‘y eut pas d‘hésitation au bout du fil.
— Vous appliquez les ordres.
16.
Rachel volait plein nord depuis plus d‘une heure maintenant. Elle avait bien entr‘aperçu les côtes de Terre-Neuve mais, à cette nuance près, pendant tout le voyage elle n‘avait vu que l‘océan.
Pourquoi faut-il que nous volions au-dessus de l‘eau ?
songeait-elle en grimaçant. Rachel avait fait à l‘âge de sept ans un mauvais plongeon dans un étang sur la surface duquel elle patinait. Prise au piège sous la croûte gelée, elle avait pensé
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mourir. Heureusement, la poigne vigoureuse de sa mère l‘avait rapidement dégagée et la petite fille, trempée des pieds à la tête et grelottant de froid, avait retrouvé la terre ferme. Depuis cet abominable épisode, elle n‘avait cessé de combattre une hydrophobie irrépressible. Les grandes étendues d‘eau, et surtout d‘eau froide, l‘angoissaient violemment. Aujourd‘hui, au-dessus de l‘Atlantique Nord, devant cette masse liquide qui s‘étendait à perte de vue, ses vieilles peurs la tenaillaient à nouveau.
Ce ne fut qu‘au moment où le pilote fit un point avec la tour de contrôle de Thulé, au nord du Groenland, que Rachel réalisa la distance qu‘ils avaient parcourue. Je vais donc au nord du cercle polaire ? Cette révélation ne fit qu‘aggraver son malaise.
Où m‘emmène-t-on ? Qu‘a bien pu découvrir la NASA ? se demandait-elle. Peu après, la surface bleu-gris de la mer se couvrit de milliers de taches d‘un blanc immaculé.
Rachel n‘avait vu qu‘une seule fois des icebergs dans sa vie.