— Bienvenue au Toulos, mademoiselle Sexton.
En précédant la fille du sénateur à travers la salle à manger, le maître d‘hôtel était embarrassé par la multitude de regards masculins qui la suivaient, certains discrets, d‘autres plus insistants. Rares étaient les femmes qui prenaient leur petit déjeuner au Toulos et plus rares encore celles qui ressemblaient à Rachel Sexton.
— Elle est bien fichue, chuchota l‘un des convives, Sexton s‘est déjà trouvé une nouvelle épouse ?
— C‘est sa fille, espèce d‘idiot ! répliqua son voisin.
L‘autre ricana.
— Connaissant Sexton, il serait capable de la baiser quand même si l‘envie lui en prenait.
Le mobile collé à l‘oreille, le sénateur évoquait à haute voix l‘un de ses récents succès. Il jeta un coup d‘œil à Rachel avant de tapoter sa montre Cartier d‘un petit coup sec pour lui signifier qu‘elle était en retard.
Toi aussi tu m‘as manqué, songea ironiquement Rachel.
Le vrai prénom de son père était Thomas mais cela faisait bien longtemps qu‘il ne se faisait plus appeler que Sedgewick.
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Rachel le soupçonnait de n‘avoir pas pu résister à l‘allitération en s : sénateur Sedgewick Sexton, ça sonnait si bien... Sexton était le type même de l‘animal politique grisonnant à la langue déliée, aussi persuasif qu‘un médecin de famille de feuilleton télévisé, une comparaison appropriée, si l‘on songeait à son incontestable talent d‘acteur.
— Rachel !
Sexton raccrocha et se leva pour embrasser sa fille.
— Bonjour, papa.
Elle ne lui rendit pas son baiser.
— Tu semblés épuisée, ma fille.
Voilà que ça recommence..., se dit-elle.
— J‘ai eu ton message, que se passe-t-il ?
— Et si je t‘avais fait venir uniquement pour le plaisir de prendre mon petit déjeuner avec toi ? répondit-il.
Rachel avait appris depuis longtemps que son père ne l‘appelait qu‘en cas de nécessité. Sexton sirota une gorgée de son café.
— Comment va ta vie, ma chérie ?
— Du travail par-dessus la tête... J‘ai l‘impression que ta campagne se passe on ne peut mieux, reprit-elle.
— Oh, ma chérie, laissons la politique pour le moment.
Sexton se pencha au-dessus de la table et poursuivit en baissant le ton :
— Comment va ce type du département d‘État que je t‘ai présenté ?
Rachel poussa un soupir, luttant déjà contre l‘envie de regarder sa montre.
— Papa, je n‘ai vraiment pas eu le temps de l‘appeler, et je voudrais que tu arrêtes d‘essayer de...
— Tu dois savoir prendre le temps quand il s‘agit des choses importantes, Rachel. Sans amour rien n‘a plus de sens.
Toute une série de répliques vint aux lèvres de Rachel mais elle préféra se taire. Ça n‘était guère difficile pour elle de se montrer plus mature que son père.
— Papa, tu voulais me voir, tu m‘as dit que c‘était important, de quoi s‘agit-il ?
— C‘est important.
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Les yeux de son père la scrutaient attentivement.
Rachel sentit que, sous ce regard, ses défenses commençaient à vaciller et elle maudit le pouvoir de cet homme.
Les yeux du sénateur étaient son arme suprême, un don qui, soupçonnait sa fille, allait être responsable de son accession à la Maison Blanche.
Ses yeux pouvaient se remplir de larmes et l‘instant d‘après s‘assécher, ouvrant une fenêtre sur une âme noble et pure qui inspirait confiance à tous. L‘essentiel c‘est la confiance, répétait toujours son père. Le sénateur avait perdu celle de Rachel longtemps auparavant, mais il était en train de gagner rapidement celle du pays.
— J‘ai une proposition à te faire ! lança Sexton.
— Laisse-moi deviner, riposta Rachel, tâchant de reprendre la main. Quelque divorcé brillant cherchant une jeune épouse ?
— Ne te raconte pas d‘histoire, ma chérie. Tu n‘es plus si jeune que ça.
Rachel éprouva une sensation familière de rapetissement, comme souvent lorsqu‘elle se trouvait face à son père.
— Je veux te lancer une bouée de sauvetage, dit-il.
— Je ne savais pas que j‘étais en train de couler.
— Ce n‘est pas de toi qu‘il s‘agit. C‘est du Président. Tu devrais quitter le navire avant qu‘il ne soit trop tard.
— Est-ce qu‘on n‘a pas déjà eu cette conversation ?
— Pense à ton avenir, Rachel. Tu n‘as qu‘à travailler avec moi.
— J‘espère que ce n‘est pas pour me dire ça que tu m‘as invitée.
Le sénateur commençait à perdre patience.
— Rachel, tu ne comprends pas que le fait que tu travailles pour lui nuit à mon image ? Et à ma campagne ?
Rachel soupira, ce n‘était pas la première fois qu‘elle abordait ce sujet avec son père.
— Mais enfin papa, je ne travaille pas pour le Président, je ne l‘ai d‘ailleurs jamais rencontré. Je travaille pour le NRO1 !
1 NRO : National Reconnaissance Office. (N.d.T.)
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— En politique, tout est une question de perception, Rachel. Ce qu‘on retient, c‘est que tu travailles pour le Président.
Rachel soupira à nouveau et tâcha de se maîtriser.
— J‘ai travaillé dur pour décrocher ce boulot, papa. Je ne vais pas le quitter.
Les yeux du sénateur s‘étrécirent.
— Tu sais, parfois, ton attitude égoïste me porte vraiment...
— Sénateur Sexton ?
Un reporter venait de surgir à côté de lui. L‘attitude de Sexton changea instantanément. Rachel poussa un soupir et prit un croissant.
— Ralph Sneeden, Washington Post, fit le reporter. Puis-je vous poser quelques questions ?
Le sénateur sourit, tout en se tamponnant la bouche avec une serviette.
— Avec plaisir, Ralph. Mais faites vite. Je ne veux pas que mon café refroidisse.
Le journaliste partit d‘un rire forcé.
— Bien sûr, monsieur.
Il sortit un dictaphone numérique de sa poche et le mit en marche.
— Sénateur, les spots de votre campagne réclament le vote d‘une loi assurant la parité des salaires, ainsi que des déductions fiscales pour les jeunes ménages. Comment conciliez-vous
ces
deux
exigences
apparemment
contradictoires ?
— C‘est très simple. Je suis un fan acharné des femmes fortes et des familles fortes.
Rachel faillit s‘étrangler.
— Pour continuer sur le sujet de la famille, poursuivit le journaliste, vous parlez beaucoup d‘éducation. Vous avez proposé des restrictions extrêmement controversées qui sont censées permettre d‘augmenter le budget des écoles publiques.
— Je crois que les enfants représentent notre avenir.
Rachel n‘arrivait pas à croire que son père puisse se contenter pour toute réponse de slogans de bas étage.
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— Et enfin, reprit le journaliste, vous venez de faire un bond énorme dans les sondages ces dernières semaines. Le Président doit se faire du souci. Quelle réflexion vous inspire votre réussite récente ?
— Je crois que c‘est une question de confiance. Les Américains commencent à s‘apercevoir que le Président n‘est pas fiable, qu‘on ne peut pas lui faire confiance pour prendre les décisions difficiles qui attendent la nation. La surenchère sur les dépenses publiques aggrave chaque jour le déficit de ce pays et les Américains finissent par comprendre qu‘il est temps de cesser de dépenser et qu‘il faut se mettre à compter.