Ces dernières heures, les problèmes s‘étaient multipliés.
Ekstrom devait les résoudre. Tous. Mais un problème semblait plus menaçant que tous les autres réunis.
Pickering.
Ekstrom n‘avait pas la moindre envie d‘affronter William Pickering. Le directeur du NRO s‘acharnait sur Ekstrom et la NASA depuis des années, essayant d‘imposer des règles de secret draconiennes, d‘influer en faveur des missions qu‘il jugeait prioritaires, tonnant sans cesse contre les multiples échecs de l‘Agence spatiale.
Mais l‘aversion de Pickering pour l‘Agence, Ekstrom le savait, dépassait de loin le lancement raté du satellite Sigint, les fuites de sécurité de la NASA, ou encore la bataille concernant le recrutement des chercheurs. Les griefs de Pickering contre la NASA reflétaient à la fois une désillusion et un ressentiment contre lesquels personne ne pouvait rien.
L‘avion spatial X 33, censé remplacer la navette, avait pris cinq ans de retard, ce qui signifiait que des dizaines de satellites d‘entretien et de lancements du NRO avaient été annulés ou retardés. Récemment, la colère de Pickering avait atteint des sommets quand il avait découvert que la NASA avait entièrement annulé le projet X 33 : le gâchis frôlait le milliard de dollars.
Ekstrom écarta le rideau et entra dans son box. Il s‘assit à son bureau et prit sa tête entre ses mains. Il avait des décisions essentielles à prendre. La journée qui avait si bien commencé menaçait de se transformer en cauchemar. Il essaya de se mettre à la place de William Pickering : comment allait-il réagir aux événements de la veille ? Quelqu‘un d‘aussi intelligent que lui devrait comprendre l‘importance de cette découverte de la NASA. Il devrait pardonner certaines décisions prises en désespoir de cause et entrevoir les dégâts irréversibles qu‘entraîneraient des révélations inopportunes. Qu‘allait faire Pickering de l‘information qu‘il détenait ? Ferait-il comme si de rien n‘était, ou s‘en servirait-il pour prendre une revanche attendue depuis longtemps ?
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Ekstrom se renfrogna, devinant la réponse à ses questions.
Au-delà des désaccords stratégiques, William Pickering nourrissait contre la NASA une rancune trop ancienne et trop personnelle pour que l‘administrateur pût compter sur son soutien.
86.
Rachel était silencieuse, les yeux perdus dans le vague.
L‘avion longeait la côte canadienne à l‘aplomb du delta du Saint-Laurent. Tolland, assis à côté d‘elle, discutait avec Corky.
Malgré les multiples arguments plaidant en faveur de l‘authenticité de la météorite, Corky avait reconnu que la teneur en nickel de la roche se situait en dehors des fourchettes de valeurs jusque-là admises. Aveu qui avait encore attisé les soupçons de Rachel. Pourquoi insérer une météorite sous la banquise d‘un glacier polaire, sinon pour tromper l‘opinion ?
Néanmoins, les preuves scientifiques semblaient confirmer l‘authenticité de la roche fossile. Rachel se détourna du hublot et jeta un coup d‘œil sur l‘échantillon qu‘elle tenait toujours dans le creux de sa main. Les petits chondres scintillaient.
Justement, Tolland et Corky parlaient de ces éclats métalliques depuis un bon moment, avec des expressions savantes que Rachel était incapable de saisir : « niveau d‘olivine équilibré »,
« matrice de verre métastable », et « réhomogénéisation métamorphique ». Néanmoins, le sens général du propos était clair : Corky et Tolland étaient d‘accord, les chondres étaient sans aucun doute d‘origine extraterrestre. Ces éléments-là ne pouvaient avoir été contrefaits.
Rachel fit pivoter l‘échantillon dans sa main, passant un doigt sur le fragment de surface calcinée. Cette calcination semblait récente, elle ne remontait certainement pas à trois siècles, bien que, comme Corky l‘avait expliqué, la météorite fût
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restée hermétiquement confinée sous la glace, à l‘abri de l‘érosion atmosphérique. Cela paraissait logique. Rachel se rappelait notamment une momie dont les restes pris dans la glace avaient été découverts quatre mille ans plus tard. Sa peau était presque intacte.
En étudiant la croûte de fusion, une pensée lui vint à l‘esprit : on avait omis une information évidente. Rachel se demanda si elle lui avait échappé, dans le torrent de détails dont on l‘avait submergée, ou s‘il n‘en avait pas été question.
Elle se tourna brusquement vers Corky.
— Est-ce qu‘on a pensé à dater la croûte de fusion ?
Corky jeta un coup d‘œil vers elle, interloqué.
— Quoi ?
— Est-ce que quelqu‘un a daté cette partie calcinée de la roche ? Est-on sûr que la brûlure de la roche remonte à la même époque que la chute de Jungersol ?
— Désolé, fit Corky, c‘est impossible. L‘oxydation altère tous les marqueurs isotopiques nécessaires. En outre, les radio-isotopes sont trop lents pour mesurer quoi que ce soit qui date de moins de cinq siècles...
Rachel réfléchit quelques instants, et finit par comprendre pourquoi la datation de la surface de la roche était irréalisable.
— Donc cette roche pourrait avoir été brûlée au Moyen Âge, ou le week-end dernier, n‘est-ce pas ?
Tolland s‘esclaffa.
— Personne n‘a dit que la science avait réponse à tout.
Rachel laissa son esprit divaguer à voix haute.
— Une croûte de fusion est avant tout une sérieuse calcination. Techniquement parlant, la brûlure sur la roche aurait pu se produire à n‘importe quel moment du dernier demi-siècle et de toutes sortes de manières différentes...
— Faux ! intervint Corky. Calcinée de toutes sortes de manières différentes ? Non. Elle n‘a pu être calcinée que d‘une seule façon, en traversant l‘atmosphère.
— Il n‘existe pas d‘autre possibilité ? Pourquoi pas un four, par exemple ?
— Un four ? répéta Corky. Ces échantillons ont été examinés au microscope électronique. Même le four terrestre le
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plus propre laisserait des résidus de fioul sur la surface de la pierre. On en trouverait des traces, même s‘il s‘agissait de fioul fossile. Non, vraiment, c‘est impossible. Et que faites-vous des stries laissées par la traversée de l‘atmosphère ? Elles ne seraient pas apparues dans un four.
Rachel avait oublié ces stries si caractéristiques. La roche semblait effectivement avoir fait une longue chute à travers l‘atmosphère terrestre.
— Et pourquoi pas un volcan ? risqua-t-elle. Une pierre qui aurait été violemment éjectée au cours d‘une éruption ?
Corky secoua la tête.
— Cette calcination est beaucoup trop propre.
Rachel jeta un coup d‘œil à Tolland.
L‘océanographe acquiesça.
— Rachel, j‘ai une certaine expérience des volcans, aussi bien au-dessus que sous la surface de l‘eau. Corky a raison. Des morceaux de roche crachés par un volcan recèlent des dizaines de toxines, dioxyde de carbone, dioxyde de soufre, sulfure d‘hydrogène, acide chlorhydrique : toutes ces molécules auraient été détectées par nos scanners. Cette croûte de fusion, que nous l‘acceptions ou non, est le fruit d‘une « calcination propre » résultant d‘un intense frottement atmosphérique.
Rachel soupira et se tourna vers le hublot. Calcination propre, cette expression la frappait. Elle se retourna vers Tolland.