— Mademoiselle Ashe, déclara-t-il fulminant, vous n‘avez pas la moindre preuve contre moi. Nous savons tous les deux qu‘il n‘y a pas eu de détournement de fonds à l‘Agence. La seule menteuse dans cette pièce, c‘est vous.
Gabrielle se raidit imperceptiblement. Le regard de son interlocuteur était dur et déterminé. Elle faillit prendre la fuite.
Tu as essayé de faire chanter un expert de la NASA, songea-t-elle. Comment pouvais-tu croire que ça marcherait ? Elle se força à garder la tête haute.
— Tout ce que je sais, fit-elle en feignant une assurance totale, c‘est que les documents à charge contre vous que j‘ai pu consulter sont des preuves absolues, irréfutables, que vous et un autre responsable de la NASA détournez des fonds de l‘Agence.
Le sénateur m‘a simplement demandé de venir ici ce soir vous proposer de laisser tomber votre partenaire plutôt que d‘affronter l‘enquête sénatoriale tout seul. Je vais expliquer au sénateur que vous préférez courir le risque de comparaître devant un tribunal. Vous direz à la Cour ce que vous m‘avez dit, vous n‘avez pas détourné de fonds et vous n‘avez pas menti à propos du logiciel PODS.
Elle lui décocha un sourire carnassier.
— ... Mais, après votre conférence de presse assez lamentable, je doute que vous couriez ce risque.
Gabrielle tourna les talons et quitta le bureau. Elle se demanda à cet instant-là si ce n‘était pas plutôt elle qui allait finir sa nuit en prison.
Elle traversa le laboratoire plongé dans l‘obscurité, d‘un pas décidé, en souhaitant fiévreusement que Harper la rappelle.
Silence. Elle sortit dans le couloir en espérant pouvoir monter dans l‘ascenseur sans avoir à glisser une carte dans une fente, comme en bas. Son plan était en train d‘échouer. Malgré un
– 360 –
bluff brillant, Harper n‘avait pas mordu à l‘hameçon. Après tout, peut-être avait-il dit la vérité dans sa conférence de presse, songea Gabrielle.
Un violent bruit métallique résonna dans le hall : les portes du laboratoire venaient de s‘ouvrir à nouveau.
— Mademoiselle Ashe, cria Harper. Je vous jure que je ne suis absolument pas au courant de ces détournements. Je suis un homme honnête !
Gabrielle sentit son cœur se pincer d‘excitation. Elle se força à continuer à marcher comme si de rien n‘était. Elle haussa légèrement les épaules et lança :
— Vous avez bien menti pendant votre conférence de presse...
Silence. Gabrielle avançait toujours.
— Attendez une seconde ! cria Harper.
Il la rejoignit au petit trot, le visage blême.
— Cette histoire de détournements, fit-il un ton en dessous, je pense savoir qui est le type qui m‘a piégé.
Gabrielle stoppa net, se demandant si elle avait bien entendu. Elle se tourna lentement et aussi naturellement qu‘elle le pouvait.
— Vous espérez me faire croire que quelqu‘un vous a piégé ?
Harper soupira.
— Je jure que je ne suis au courant de rien. Et s‘il y a des preuves contre moi...
— Il y en a des tonnes.
Harper soupira encore.
— Alors, ce dossier est une machination. Pour me discréditer en cas de besoin. Et il n‘y a qu‘une seule personne qui ait pu faire une chose pareille.
— Qui ça ?
Harper la regarda dans les yeux.
— Lawrence Ekstrom me hait.
Gabrielle était stupéfaite.
— L‘administrateur de la NASA ?
Harper hocha la tête, écœuré.
– 361 –
— C‘est lui qui m‘a forcé à mentir lors de cette conférence de presse.
88.
Le système de propulsion à combustible méthane de l‘avion Aurora ne fonctionnait qu‘à la moitié de sa puissance, et pourtant la Force Delta fonçait à travers la nuit à trois fois la vitesse du son, soit plus de trois mille deux cents kilomètre-heure. La pulsation répétée des moteurs donnait au voyage un rythme hypnotique. Trente mètres plus bas, l‘océan bouillonnait sauvagement, frappé de plein fouet par le sillage de l‘Aurora, qui projetait dans le ciel deux longues gerbes parallèles de vingt mètres.
C‘est la raison pour laquelle le Blackbird SR-71 a été retiré, songea Delta 1.
L‘Aurora était l‘un de ces avions censés rester secrets, mais qu‘en réalité tout le monde connaissait. Même la chaîne Discovery lui avait consacré un reportage, montrant les tests effectués à Groom Lake, au Nevada. Pour expliquer ces fuites, on pouvait tout autant incriminer les détonations déclenchées au passage de la vitesse du son, qu‘on entendait jusqu‘à Los Angeles, que des témoins assez vernis pour distinguer l‘avion depuis une plate-forme de forage pétrolier en mer du Nord.
Sans oublier la gaffe de l‘administration qui avait laissé figurer une description de l‘Aurora sur un rapport public du budget du Pentagone. Tout cela avait d‘ailleurs fort peu d‘importance. La rumeur s‘était propagée à la vitesse du son, elle aussi : l‘armée américaine disposait d‘un avion capable de voler à mach 6, il n‘en était plus à la planche à dessins, mais déjà à transpercer le ciel. Construit par Lockheed, l‘Aurora ressemblait à un ballon de football américain aplati, qui aurait mesuré trente-cinq mètres de long pour une envergure de vingt mètres. Les tuiles
– 362 –
thermiques qui le recouvraient lui donnaient une patine cristalline qui rappelait la navette spatiale. Sa vitesse résultait d‘un nouveau système de propulsion connu sous le nom de propulsion par détonation pulsée, laquelle utilisait un carburant d‘hydrogène liquide vaporisé, propre, laissant sur son passage une traînée nuageuse qui le trahissait. Pour cette raison, il ne volait que la nuit.
Ce soir-là, la Force Delta suivait la trajectoire la plus longue pour rentrer à Washington, celle qui traversait l‘océan, mais à une vitesse ultrarapide. Et, malgré le détour, ils allaient arriver avant leurs proies. Ils seraient sur la côte Est en moins d‘une heure, avant Rachel et ses compagnons. Il avait été question de poursuivre et d‘abattre l‘avion, mais le contrôleur craignait à juste titre une capture radar de l‘incident ou qu‘on ne retrouve les restes calcinés de l‘engin, ce qui n‘aurait pas manqué de déclencher une enquête périlleuse. Ils avaient donc décidé de laisser atterrir l‘avion comme prévu. Une fois qu‘on aurait rejoint les cibles, la Force Delta interviendrait.
Alors que l‘Aurora traversait une mer du Labrador absolument déserte, le téléphone crypté de Delta 1 bipa pour indiquer un appel entrant.
Il décrocha.
— La situation a changé, les informa la voix électronique.
Vous avez une autre cible à atteindre avant que Rachel Sexton et les scientifiques atterrissent.
Une autre cible. Delta 1 comprit que la situation était en train de mal tourner. Le navire du contrôleur faisait eau de toutes parts et celui-ci devait colmater les fuites aussi vite que possible. Le bateau ne serait pas en train de couler, se rappela Delta 1, si nous avions atteint nos cibles sur le glacier Milne.
Delta 1 savait très bien que c‘était son propre gâchis qu‘il devait réparer maintenant.
— Un quatrième personnage est entré en piste, fit le contrôleur.
— Qui ça ?
Le contrôleur marqua une pause et prononça un nom.