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— Il ne vous fera pas embastiller.

— Qui vous le prouve ?

— Vous allez vous rendre à Moscou muni d’un bouclier qui vous rendra invulnérable.

— Vraiment ? fais-je, encuriosé jusqu’à mes intestins les plus enfouis. Quel est ce bouclier, sublime Carson ?

— Le président de la République française.

Un instant de rien dégouline de notre présent pour permettre d’évacuer l’eau grasse de mon étonnement dans la sentine de ma compréhension, comme l’écrivait si justement Marguerite Duras dans son Ode à Jacques Chirac.

— Si vous développiez un peu plus ? suggéré-je.

— Votre président part après-demain en visite officielle pour Moscou ; il sera reçu au Kremlin en grande pompe. Le Politburo sera présent, y compris le général Glavoski. Vous ferez partie de la délégation qui escortera le chef de l’Etat français, avec un titre ronflant que j’ignore. Vous aurez alors toute latitude pour vous entretenir avec le général au cours de la réception. Glavoski parle anglais couramment, et même le français, je crois.

Je souris.

— Bien joué. Et par quel biais devrais-je l’entre-prendre ?

— Carte blanche. Ce sera à vous de jouer.

Elle achève de déguster son café. Une pendulette de verre aux rouages apparents, balance quatre coups grêles depuis la desserte en bois verni noir.

— Vous devriez aller vous reposer, conseille Carson, car vous prenez l’avion de Paris tout à l’heure à midi.

— Et la vieille ?

— Je m’en charge ; elle sera évacuée en un autre lieu pour le cas où, contre toute attente, le « bouclier » ne remplirait pas son office et où vous seriez contraint de parler. Vous ne pourrez jamais dire ce que vous ignorez, n’est-ce pas ?

Elle a enfin un léger sourire et se lève.

— Carson, balbutiè-je. Pensez-vous que, si tout va bien, un jour… Je… Vous… Nous… ?

Elle secoue la tête.

— Non, dit-elle, je ne le pense pas.

Vraiment, c’est pas la fougue !

FAIS-MOI GLIGLI

Tu verrais notre président, l’à quel point il en jette dans les immenses salons mordorés du Kremlin ! Il n’a pas mis ses Pataugas, mais de vraies chaussures de ville marron, assorties à son complet gris clair et à ses chaussettes vertes. Sa Légion d’honneur ressemble à une balle en plein cœur, qu’on s’attend à en voir goutter du sang. Très à son aise, sûr et dominateur, il remonte ses fanons au plus haut niveau en gardant la tête continuellement levée afin de causer à ses terlocuteurs qui, eux, sont de taille normale, voire élevée. Il bavasse comme quoi ceci cela, les droits de l’homme, les droits de douanes, le prix du caviar, les fusées Lenturlu.

Un mec à frime de pélican-lassé-d’un-long-voyage l’escorte pour l’interpréter vu que le pommier des Fran-çais ne cause que le français, le subjonctif et le latin de messe.

Ses hôtes lui répondent avec de grands bons sourires francs et massifs, cordiaux à en faire caca sur la moquette. Ils l’assurent de ceci cela et qu’en tout cas, concernant le reste : pas d’inquiétude, ils en toucheront un mot à leur épicière. Le président reste gravissimo. Important comme la rose dont il est l’emblème. Hochant sa tête romaine. « C’est cela, moui, avec beaucoup de parfaitement ; épluchez-moi les œufs durs, je vous prie ! Bousculez-moi pas trop le génie, c’est fragile ces petites choses. Et le bonjour aux Sakharov, pensez-vous que mes zœuvres complètes les amuseraient ? »

L’ambiance n’est pas lourde malgré tout. Un de la délégation française qui produit son petit effet, c’est le ministre de l’Intérieur, M. Alexandre-Benoît Bérurier.

Campé devant le buffet, il porte toast sur toast en exécutant des « cul sec » sans ostentation, non pas en s’aidant de la nuque façon Von Stroheim, mais en mobilisant simplement sa glotte. Il balance le verre de vodka dans sa soute à picole : tiaff ! Avale dans la foulée. Change son verre vide contre un plein, recommence.

Elle clame bien haut, l’Excellence :

— Je bois au Kremlin !

Tiaff !

— Je bois à Bicêtre !

Tiaff !

— Je bois au tzar !

Tiaff !

— Je bois au président Staline !

Tiaff !

— Je bois au maréchal Trotski !

Tiaff !

Ses homologues n’arrivent pas à le suivre. C’est de la frénésie. Kif le chaud lapin qui embroquait une alignée de lapines en disant à chaque troussée express : « Bonjour, madame ; au revoir, madame »… Et qui, parvenu au bout de la rangée, entraîné par sa furia, s’écria : « Bonjour, papa ; au revoir, papa ! »

Il torche tout azimut, le Gros. Vodka, champagne de Crimée dont les bouchons de plastique tombent d’eux-mêmes dès qu’on a ôté l’armature métallique.

Ma pomme, ça fait déjà un bout que j’ai retapissé le général Glavoski. Comme il est en grande converse avec le général Hougredoc, de la maison militaire du président français, je dois patienter. Enfin, les généraux Chaliapaf et Kidordine venant de se joindre à eux, je me risque.

Glavoski est un grand diable, légèrement voûté, sanglé dans un uniforme boutonné sur l’épaule. Il a la mâchoire carrée, les pommettes carrées, et ressemble ainsi à un portrait de Fernand Léger. Ses arcanes souricières (Béru dixit) très proéminentes, lui donnent l’aspect d’un primate (des Gaules). Son regard, de ce fait enfoncé, est rond (boutons de bottines), chenilleux, implacable.

Je note que cet homme éminent a la lèvre barrée d’un pli amer, comme il est dit dans les beaux livres chiadés poncifs. Voyez clichés ! Clic, clac, merci, Kodak !

Profitant de ce que notre général Hougredoc salue ses homologues soviétiques, je m’adresse à Glavoski :

— Me serait-il permis, général, de vous entretenir un instant ?

J’ai virgulé ma question en français. Carson ne s’est pas trompée, l’amour (aux yeux pleins de bulles ambrées), en suggérant qu’il devait manier notre dialecte, car aussitôt, l’homme du Politburlingue opine et se détache du groupe pour me faire face.

— Je vous écoute, monsieur ? articule-t-il avec cet accent rude et chantant des Russes.

— Allons à l’écart, si vous le voulez bien. Il me consent trois mètres vingt-cinq en direction d’une embrasure de fenêtre.

— Général, je m’occupe, en France, d’une certaine section des Renseignements généraux.

Pas commode de lui déballer le bouquet ; j’aurais meilleur compte de me le foutre dans le prose et de le lui offrir en faisant l’arbre fourchu ! Un malcommode comme Glavoski, lui faire le coup des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, faut oser.

Ses petits yeux me déstructurent de bas en haut. V’là ma pauv’ glotte qui me l’effet d’une épingle de nourrice ouverte dans mon gosier.

Il attend la suite, prêt à poireauter des heures si nécessaire.

— Mes Services sont au courant d’un pénible incident qui serait survenu à madame votre épouse.

Déjà je lui trouvais pas bonne mine, Glavoski. Pour lors, il tourne ivoire. Ivoire ancien, tu sais, la défense d’éléphant dans laquelle on a ciselé toute une caravane chinoise en route pour le Kibestan oriental ?

Il est bien sûr au courant du rapt de sa mégère, Glavo, et il doit se respirer les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. N’a pas dormi depuis quarante-huit plombes, c’est écrit sur ses paupières crapauteuses. Pourtant, il ne moufte pas.

— Je pense, général, que tout pourrait rentrer dans l’ordre sans causer de remous dans la politique internationale ; voulez-vous que nous en discutions en toute tranquillité ?

Il continue de me coucher en joue avec ses yeux de gorille. Mais sa physionomie demeure impénétrable.

Je fais un effort pour avaler l’épingle de sûreté qui me chicane le corgnolon : imposssible !

On continue de rester face à face, nos regards enche-vêtrés.

Et puis, sans avoir dit une broque, il m’adresse un bref salut de la tête et va rejoindre les autres généraux. Il me tourne ostensiblement le dos. Je considère un instant sa stature, sa nuque rasée de près. Il a les mains au dos, façon duc de Windsor passant en revue la garde écossaise derrière les miches à bobonne. Ses doigts ne remuent pas. Aucune marque de nervosité ! J’en reste pantois !

Une main épaisse et lourde comme un quart de bœuf s’abat sur mon épaule.

— Eh ben, mon cher, j’croilliais qu’vous vinsserriez porter quèques toastes à nos aminches russkis ! déclare le ministre de l’Intérieur, vachement bourré à la clé. Leur champagne vaut pas un coup d’cid’ ; par cont’ leur volga est impec. Entièr’ment à nonante degrés. Ce dont y a d’agréab’ avec eux, c’est qu’y chipotent pas. Ça travaille dans le cul sec, y z’ont la dalle en pente ! Et moi, j’pars du princip’ qu’un gonze qu’écluse il a bon fond. Viens m’aider à trouver les gogues : faut qu’je r’mett’ le compteur à zéro ; ensuite, on f’ra honneur à messieurs les camarades !