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Je m’arrêtai sur un terre-plein, à proximité d’un magasin à grande surface Handy-Handy. Une grosse Noire obèse poussait un caddie chargé de bouffe.

Je lui ai demandé, depuis ma portière, si elle connaissait Uncle Tom’s Cabin (la Case de l’oncle Tom) dans les environs.

Elle m’a regardé comme si j’étais un gros tas de merde plein de mouches ; et puis quelque chose en elle a réalisé que j’étais étranger et alors elle m’a répondu qu’Uncle Tom’s Cabin se trouvait plus loin, mais pas tellement, deux miles peut-être, à gauche de la route ; et comme quoi je pouvais pas me gourer car il y avait deux gros pneus de bulldozer peints en rouge de chaque côté du bar. (Ah ! bon, c’était un bar !)

Merci, mème !

Son caddie, t’aurais cru voir un camion de livraison. Quand elle aurait bouffé le monceau de denrées empilées là-dedans, elle pèserait une tonne de mieux, couru, certifié !

L’Uncle Tom’s Cabin m’a fait tiquer quand je l’ai aperçue. C’était une longue cabane de planches toute de guingois, recouverte de carton goudronné. Des réclames égayaient la façade. Effectivement, deux monstrueux pneus formaient de part et d’autre des massifs futuristes car on avait planté des plantes épineuses à l’intérieur.

J’ai remisé ma guinde vanillée sur l’esplanade galeuse où se dressait la construction et je suis entré. C’était un bar pour Noirs uniquement. Y en avait une bonne dizaine à l’intérieur, qui palabraient sans boire. L’un d’eux grattouillait un banjo. Le comptoir avait été fabriqué avec des planches clouées sur des barils. Un vieux nègre (qui devait être l’oncle Tom) fumait un cigare derrière son rade. Il avait les cheveux blancs et une chemise à carreaux rouges et noirs.

Mon entrée les a sciés, tous. Un silence épais comme du foutre s’est abattu sur l’établissement ; on aurait entendu baiser un couple de mouches. Personne ne bronchait, le gus au banjo est resté comme un con, son instrument entre les jambes pareil à un chibre de cheval.

Je me suis accoudé au rade. Il ne ressemblait pas à celui du Cintra.

— Un Seven-Up ! j’ai demandé.

Pour faire sonner mon accent français, j’ai ajouté :

— Putain de chaleur, hé ?

Le tonton Tom n’a pas moufté, mais il a sorti cependant une boutanche de Seven-Up d’un vieux réfrigérateur qui ronronnait comme un hélicoptère, puis il a plaqué une paille contre la paroi mouillée de la bouteille ; dare-dare, m’a oublié. J’étais devenu plus transparent que l’homme invisible dans les catacombes, pour lui. Ce qu’il y avait de troublant, c’étaient ces Noirs immobiles et silencieux qui jouaient aux mannequins sans me regarder.

La situasse me paraissait molle, brusquement. Quel-que part, y avait comme un défaut. Je ne me voyais pas passer la journée à ce rade, dans cette hostilité muette, à siroter un breuvage pas suffisamment froid, car le frigo datait de la guerre de Sécession. Un Blanc dans ce bar branlant, c’était peut-être bien la première fois qu’on voyait ça dans la contrée. Par une petite fenêtre aux vitres sales, j’apercevais des puits de pétrole dans le lointain, avec de grandes flammes montant très haut pour lécher le cul des nuages.

Enfin, j’ai perçu un double bruit de pas et un couple est entré dans l’Oncle Tom’s Cabin. Des Blancs. Ouf !

Vachement singuliers.

L’homme devait tutoyer la soixantaine. C’était un très grand mec un peu empâté du cou, avec de longs favoris gris frisés, d’énormes yeux d’un bleu délavé qui semblaient vouloir jaillir des orbites ; malgré ce regard saillant, le visage possédait une certaine beauté, presque de la noblesse ; celle des vieux mâles qui ont su dompter la vie, les hommes, les femmes et les affaires. Ce qui surprenait avant tout chez cet homme, c’est qu’il portait un smoking noir, des plus classiques, avec une limouille au plastron gaufré, un nœud pap’, des tartines vernies.

Un mec en tenue de gala, dans ce bouge, en plein après-midi et en plein Texas, fallait pas regretter le voyage !

La femme qui l’accompagnait devait flirter avec les soixante-dix carats. Vachement plissée soleil. Son nez ressemblait au petit bitougnet placé au milieu d’un couvercle de panier à toasts pour permettre de le saisir. Des plis en forme de rayons en partaient qui zébraient toute sa figure basanée. Elle avait des cheveux gris, assez longs, noués dans le cou par un ruban, façon petite fille d’internat. Contrairement à son compagnon, elle était fringuée d’un ensemble de coton, pantalon veste, dans les tons pain brûlé, et d’un tee-shirt jaune. Elle coltinait un grand sac en papier assez lourd apparemment, qu’elle déposa sur une table libre.

L’homme s’avança vers moi. Son visage allongé restait d’une froideur inquiétante. Je croyais qu’il allait me serrer la main, ou du moins me saluer, mais il n’en fit rien.

— Asseyons-nous, fit-il simplement, dans un excellent français.

Il sortit une poignée de dollars de sa poche et les jeta sur le comptoir. Le vieux Noir les prit et les glissa dans son tiroir. Les clients se levèrent alors et quittèrent l’établissement sans parler, presque sans bruit. Lorsqu’ils furent tous sortis, l’Uncle Tom s’en fut fermer la porte vitrée et tira un store roulant qui était fixé derrière. Après quoi, il mit le verrou.

Pendant ce temps, la vieille femme avait sorti quatre bouteilles de bourbon du sac, ainsi qu’un paquet de gobelets de carton qu’elle éventra de l’ongle. Elle en prit deux qu’elle disposa face à face sur la table branlante. L’homme en smok s’était déjà assis. Je me laissai tomber sur la chaise qui lui faisait vis-à-vis.

— C’est vous, le Big ? demandai-je en m’efforçant de donner à ma voix une assurance que je ne possédais pas.

— Non.

— Alors ?

Il haussa les épaules et décapsula les quatre bouteilles de Four Roses.

— On va en boire deux chacun, dit-il ; choisissez !

Il parlait avec une telle autorité qu’il me fut impossible de protester. Son doigt montrait les quatre flacons alignés. Je pensai « A quoi rime une telle invitation ? Deux bouteilles de bourbon, c’est de la folie ! Si je les bois, je vais en crever. »

Je voulus me rebiffer, demander des éclaircissements… Mais il attendait, impavide, sévère…

Je me sentis vaincu par son magnétisme froid. Je saisis l’une des bouteilles ; lui-même en prit une autre et se servit un plein gobelet. Il me porta un toast et le vida comme s’il l’avait flanqué dans un lavabo. Je bus le mien à contrecœur car je déteste le whisky en général et le bourbon en particulier.

La vieille femme ne s’intéressait pas à nous. Elle avait sorti un magazine du sac et le lisait, assise près de la fenêtre dans les vitres de laquelle brillaient les flammes des derricks.

Mon vis-à-vis se servit un nouveau gobelet de Four Roses. J’en fis autant. Pour ne pas être en reste, je m’appliquai à le torcher aussi vite que lui. On ne se regardait pas, on ne se parlait pas. Les deux mouches de tout à l’heure continuaient de s’emplâtrer superbement, la dame mouche prenait son panard superbement et appelait sa maman en moucho-américain avec l’accent texan. Le vieux nègre pour film-fresque, du genre Racine s’était mis à réparer un vieux réveille-matin sur son rade ; de la vraie antiquité, made in Japan d’autrefois. Il se servait d’un couteau de poche comme tournevis.