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— Vous voulez boire quelque chose ?

— Non, désolé, je dois finir de préparer mes interventions aujourd’hui, sinon je n’aurai pas le temps d’aller courir demain.

— Vous courez ?

— Le plus souvent possible. Ça m’apaise. Ça me vide la tête et, en ce moment, j’en ai besoin.

« Julie, parfois, dans la vie, certaines occasions se présentent et il ne faut surtout pas les laisser passer. Lance-toi ! »

Je m’entends dire :

— Moi aussi je cours. Enfin, quand je ne boite pas !

— C’est vrai ? Quelle distance ?

— Je ne sais pas trop, en fait ce sont les paysages qui décident pour moi. Quand je trouve que ça devient moche, je rentre !

« Trop poétique la fille. Pauvre andouille. T’as qu’à lui raconter que t’as fait un jogging jusqu’en Suisse et que, puisque c’était joli, t’as continué jusqu’en Autriche en passant par le nord de l’Italie parce que c’est magnifique. »

Il sourit. Je le trouve beau. Je suis certaine que c’est à cause de son sourire que j’ai osé ajouter :

— Ça vous ennuie si je viens courir avec vous ?

Au moment même où je prononce ces paroles, je sais que je vais le payer cher, mais la raison n’a plus son mot à dire dans cette affaire. À partir de maintenant, cette histoire est une fable qui s’intitule : « Le beau gosse, la nouille et la malédiction pourrie ». La morale ne va pas tarder…

Il sourit davantage. L’idée n’a pas l’air de lui déplaire. Je suis folle de joie.

— Avec plaisir, répond-il. Là où je vivais avant, il m’arrivait aussi de courir avec un voisin. Mais vous êtes beaucoup plus jolie que lui ! D’habitude, je pars à 8 heures du matin. Il fait encore bon. Ça vous va ?

— Parfait.

— Je passe vous chercher à moins cinq ?

— Je serai prête.

Il rejoint l’entrée. Il va me quitter.

— Bon courage pour votre présentation.

Là, il hésite. Je crois que son élan serait de me faire la bise, mais il n’ose pas. Je sais ce que ferait un chat à sa place. Il ouvre la porte et sort. Il se retourne une dernière fois :

— Alors à demain matin ?

— À demain, et merci de m’avoir à nouveau sauvée.

— Ce n’est rien.

Un petit signe et il remonte chez lui. Je referme la porte. Je crois que je vais pleurer. Pour tellement de raisons.

14

C’est dans l’adversité que l’on découvre la vraie nature des gens. Du fond du trou, on a un point de vue unique et très révélateur sur les âmes. Il ne reste plus alors que deux sortes d’individus autour de vous : ceux qui vous aident et ceux qui abusent de votre détresse. Autant lever l’ambiguïté immédiatement : je n’ai jamais couru de ma vie. Au lycée, on avait un prof qui a bien essayé de nous faire galoper sur la piste d’athlétisme autour du stade, mais il a fini par renoncer. On tombait, on riait, on se cachait dans les haies pour couper quand il avait le dos tourné — autant de comportements incompatibles avec la pratique de la course à pied. Depuis, j’ai beaucoup marché ; certes, une fois je me suis même enfuie « en courant » sur trente mètres parce que l’horrible petit chien d’une gentille vieille dame avait failli me dévorer, mais sinon, mon compteur affiche zéro. L’autre problème, c’est que je n’ai ni vêtements pour courir, ni chaussures. Et c’est là que j’en reviens à ce que les gens vous infligent quand ils ont le pouvoir sur votre destin.

La seule copine sportive que je connaisse s’appelle Nina. Elle a tout pratiqué, de l’équitation à la gymnastique en passant par la danse. Je la soupçonne d’être accro aux compétitions et aux médailles. Une vraie machine. Elle est ceinture noire de tennis et elle a eu son chamois d’or de natation haut la main. C’est vrai que je ne l’ai pas vue depuis des mois et que ce n’est pas forcément correct de débarquer à l’improviste pour lui emprunter toute la panoplie. Cela ne justifie pas pour autant ce qu’elle a eu le culot de me demander en échange. Elle est cliente au Crédit Commercial du Centre et, en me regardant droit dans les yeux, elle a dit : « Mes frais bancaires à zéro pendant six mois, sinon tu n’as qu’à courir pieds nus. » Une belle personne, donc. Si j’avais été un poney, en plus, j’aurais pris un coup de cravache. Le plus honteux, c’est que j’ai cédé.

Le soir, j’ai lavé tout ce qu’elle m’a prêté pour que ça sèche pendant la nuit. Le short rappelle un peu les costumes de scène du groupe dont j’ai caché les disques — sans les paillettes ; le tee-shirt est fluo et les chaussures ont sans doute été conçues par les ingénieurs de la Nasa pour une mission sur Pluton.

J’ai essayé de manger léger, je me suis couchée tôt et j’ai mis le réveil à 6 heures pour avoir le temps de m’échauffer. Je vais vous confier un autre secret : si le ridicule tuait, je serais morte ce matin-là. Pour dérouiller mon pauvre corps, j’ai essayé de me souvenir des mouvements d’éducation physique du primaire. J’ai fait des étirements, des flexions et des moulinets avec les bras, ce qui a failli me coûter ma seule applique murale. Toufoufou était assis sur le lit, encore contrarié de sa captivité. Mais, à son regard, je sentais bien qu’il me prenait pour une déjantée.

À 6 h 45, j’étais au top de ma forme. J’aurais pu décharger un camion de poissons ou porter Mme Roudan sur mon dos avec sa poussette. À 7 h 13, je tremblais, assise sur une chaise, épuisée par la nuit trop courte et une activité physique inhabituelle. À 7 h 28, je fouillais ma pharmacie comme une droguée en manque à la recherche de vitamines. J’ai trouvé deux comprimés effervescents que j’ai pris en oubliant l’eau. À 7 h 47, j’étais comme une pile nucléaire, prête à mettre une grande claque au premier qui me ferait peur. À 7 h 55, il a doucement frappé à la porte. Ponctuel, comme moi. J’adore ça.

J’ouvre. À voix basse, il déclare :

— Bonjour. Prête pour le marathon ?

« Mon pauvre ami, si tu savais… »

D’un rapide regard, il m’évalue de la tête aux pieds. Sans que je puisse deviner son verdict, il ajoute :

— On y va ?

La lumière est magnifique et la rue déserte, comme si le monde n’existait que pour nous. Il étend les bras. Il porte un pantacourt bleu et un tee-shirt noir. Ses chaussures ont l’air normales. Il propose :

— Est-ce que ça vous va si on monte vers le parc des anciennes usines ? Ce n’est pas trop loin et ça m’a paru joli.

« Pas trop loin ? En hélico peut-être, mais à pied… »

— C’est parfait.

Il se passe la main dans les cheveux et se lance, très à l’aise. Je démarre derrière lui, comme à l’école. Je reste en retrait en espérant qu’il ne remarquera pas ma foulée qui est loin d’être aussi aérienne que la sienne.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? demande-t-il.

D’un gentil geste de la main, il m’invite à me placer à sa hauteur. Et là, il se produit un truc incroyable. Nous courons côte à côte, parfaitement en rythme. On se croirait dans une scène de film. Tout est idéal, ils s’aiment, on dirait qu’ils volent vers leur bonheur, sauf qu’il y aurait de la musique avec des violons et que la fille aurait une doublure.

Je me sens bien près de lui. J’ai l’impression de le connaître depuis des années. Il dégage quelque chose de rassurant. Sa foulée est régulière, il n’a pas l’air de forcer. Je l’observe du coin de l’œil. Même en courant, il reste élégant. J’aime bien le léger balancement de ses épaules. À le dévorer des yeux, je ne me rends pas compte que mon corps m’envoie déjà des signaux d’alerte. Au bout de la rue, j’ai le cœur qui bat la chamade et je ne sens plus mes pieds.

— Le rythme est bon pour vous ? demande-t-il sans même paraître essoufflé.