Le petit groupe s’élance. Sophie et moi suivons. Dès les premiers pas, on se rend bien compte que toutes n’ont pas la même façon de faire. La petite jeune qui semblait si sportive ne s’y prend pas très bien et celle qui avait l’air d’être un peu ronde va toutes nous laisser sur place. Sophie court en regardant ses chaussures.
— Qu’est-ce que tu fais ? Relève la tête ou tu vas te manger un poteau.
Elle ne quitte pas ses pieds des yeux et me répond :
— Ça fait dix ans que je ne les ai pas vus bouger aussi vite. C’est fascinant.
— Tu vas finir par me remercier de t’avoir entraînée dans cette galère…
— Ne rêve pas. Pour le moment, je n’ai pas eu mon compte de croustillant…
Je pourrais lui raconter que Ric m’a prise dans ses bras, qu’il a les mains les plus douces que je connaisse, que ses yeux sont presque aussi bouleversants que ses fesses. Tout est vrai et cela apaiserait sans doute sa curiosité, mais cela trahirait la pureté de ce que je ressens et ça, je ne le veux pas.
— Vous vous voyez souvent ?
— J’essaie de le voir tout le temps. J’utilise n’importe quel prétexte. Je me suis déjà retrouvée dans des situations ridicules pour arriver à le voir.
— À t’entendre, on dirait que tu le fréquentes depuis des semaines.
— J’ai moi-même l’impression que je lui cours après depuis des années.
— Tu as essayé de lui parler, de lui dire ?
— Tu es folle ! Il va me prendre pour une excitée qui saute sur tout ce qui bouge.
Le groupe de coureuses commence à nous distancer. Sans même nous en rendre compte, Sophie et moi ralentissons. Ralentir est un euphémisme. Là, on pourrait à peine doubler une palourde à marée basse. On n’aura pas fait partie du club très longtemps.
— Puisque tu ne sais rien de lui, qu’est-ce qui t’attire autant ?
— Rien, ou plutôt tout. Ses gestes, sa courtoisie, une espèce de puissance tranquille qui émane de lui…
Je me mets à l’imaginer, rêveuse. Sophie siffle :
— Dis donc, tu m’as l’air drôlement accro. Je ne t’ai jamais entendue parler d’aucun de tes mecs comme ça, ni faire cette tête en pensant à eux.
— « Mes mecs », comme tu y vas… Avant, il y a surtout eu Didier, et ce pignouf m’a gâché mes études, empêchée de te voir et obligée à écouter ses chansons pourries. Il n’a même jamais fait l’effort de regarder un des films que j’adore. Il m’a coupée de moi-même. Ce type était un parasite. Avec Ric, c’est différent, il ne cherche pas à s’accrocher. Il décide, il fait. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui.
On est arrêtées. Les joggeuses sont loin. Sophie me regarde, un sourire en coin :
— C’est pour lui que tu as eu l’idée de te mettre à courir ?
— Oui. Ne te fiche pas de moi, mais j’espère l’impressionner.
— Gagne du temps, apprends tout de suite à voler parce que, sans être une spécialiste, tu m’as l’air mal barrée pour la course de fond.
Je soupire et hausse les épaules.
— Je sais.
On a fait à peine quatre cents mètres et on est en nage. J’ai mal aux jambes et Sophie grimace parce qu’elle a forcé. On va encore exploser de rire.
— Et toi, avec Patrice ? Ça fait des semaines que tu ne m’en as pas parlé.
Sophie regarde vers le soleil et ferme les yeux. Elle répond d’une traite :
— Il passe ses vacances avec sa femme et je crois que je ferais bien d’arrêter de croire à ses promesses. Finalement, notre couple, c’est du vent. Pour moi, il est un espoir alors que, pour lui, je ne suis qu’une maîtresse de plus.
Je ne sais pas si c’est de la sueur ou une larme qu’elle a au coin de l’œil. Je lui demande :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
Sophie me regarde.
— Essayer d’être libre.
Elle soupire et reprend :
— Belle tentative de diversion, mais ce n’est pas à mon tour de raconter. Mon histoire finit alors que la tienne commence. Tu sais, Julie, j’ai eu plus de mecs que toi. Je vais te confier un secret que je n’ai jamais dit à personne et que j’ai même du mal à admettre moi-même. Toutes ces relations, toutes ces histoires ne m’ont rien appris. Elles m’ont juste coûté mes illusions et l’innocence avec laquelle on se lance toutes. Je t’aime beaucoup. Quand on s’est rencontrées, je te trouvais vieux jeu avec tes principes pendant que moi je m’envoyais tout ce qui passait. Le seul mec sérieux que je t’ai connu, c’est Didier, et je n’ai toujours pas compris comment une fille aussi futée que toi a pu se faire rouler à ce point par ce crétin. Mais tu y es allée en toute innocence. C’est peut-être ça le secret du bonheur. Aujourd’hui, je te vois parler de ce Ric comme je n’ai jamais été capable de parler d’un de mes mecs. Je ne sais pas grand-chose, mais j’ai au moins compris un truc sur cette terre. Le vrai miracle, ce n’est pas la vie. Elle est partout, grouillante. Le vrai miracle, Julie, c’est l’amour.
23
Dimanche est arrivé trop vite. Je n’ai pas revu Ric et j’en étais aussi triste que contrariée. Contrariée parce que je sais qu’il est encore retourné courir avec un sac à dos encore plus gros et que je me demande bien ce qu’il fabrique. Mais, au-delà de ces questions, il me manque. Pourtant, je n’ai plus envie de me lancer dans de diaboliques machinations pour provoquer ce que le destin ou lui ne m’offrent pas. J’ai trop la trouille que la malédiction se mette encore en travers.
Mme Bergerot m’a donné rendez-vous à 6 h 30 à la boulangerie. Elle m’a dit de venir frapper à la porte de la réserve en passant par l’immeuble voisin. Sur le trottoir, Mohamed est déjà au travail, alignant ses cageots de légumes dans le soleil à peine levé.
— Bonjour Julie, vous êtes tombée du lit ?
— Bonjour Mohamed. Non, je vais travailler à la boulangerie. Ce matin, c’est seulement un essai.
Lui qui se montre toujours d’une réserve absolue, fronce cette fois les sourcils :
— Qu’est-ce qu’il faut vous souhaiter ? Bonne chance ?
— J’espère que ça marchera.
— Alors bonne chance ! Et ne vous laissez pas intimider par tout le bruit que fait Françoise. Au fond, elle est gentille.
Françoise ? Mohamed appelle Mme Bergerot par son prénom ? Je ne savais même pas qu’elle en avait un. C’est étrange, ils passent tout leur temps à se battre comme des capitaines d’industrie rivaux, et il la nomme par son prénom…
Il est l’heure et je n’ai malheureusement pas le temps de poursuivre la conversation. Je suis contente d’avoir pu échanger quelques mots avec Mohamed, ça me rassure. En toquant à la porte de derrière, j’ai la boule au ventre. C’est Mme Bergerot qui m’ouvre.
— C’est parfait, tu es ponctuelle. Entre vite et essuie-toi correctement les pieds, je vais te présenter mais c’est le coup de feu.
Ils sont au moins cinq à s’activer en se parlant fort pour couvrir le ronflement des ventilateurs du gros four. Le parfum du pain chaud est partout, mélangé à celui des croissants, de la brioche, avec des effluves de chocolat et peut-être même de fraise. Rien qu’en respirant, j’ai déjà pris trois kilos.
Mme Bergerot m’explique :
— Cette salle, c’est le fournil. Ici, c’est Julien qui commande. On y fabrique tout ce qui est boulangerie et viennoiserie. Ne traîne jamais dans le passage. S’il manque des choses en boutique, tu demandes à Julien, à personne d’autre.
J’ai à peine le temps de dire bonjour que déjà elle m’emmène vers une autre pièce plus au fond :
— Là, c’est le laboratoire, ce n’est pas du tout la même chose que le fournil. Denis y prépare toute la pâtisserie avec ses deux ouvriers. Même chose, ici, c’est Denis le patron.