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Je ne savais même pas qu’il y avait une différence. Le fournil, le laboratoire. J’essaie d’intégrer toutes les informations dont elle me bombarde. J’ai l’impression d’avoir douze ans et de faire une visite avec une prof.

— Suis-moi dans la boutique, on continue. Ce matin, tu as de la chance, on ne devrait pas avoir trop de monde mais le dimanche matin, en général, c’est une période assez chargée chez nous.

On passe près d’un large pétrin qui tourne en ronronnant. L’un des ouvriers vérifie la température de la pâte. Il me regarde. Ça sent la levure et la farine.

En traversant la petite cuisine au pas de course, Mme Bergerot me demande :

— Tu n’as pas de blouse ?

Je secoue la tête négativement.

— Je m’en doutais, alors je t’ai ressorti celle que je portais quand j’étais plus jeune. Tu es plus mince que moi, même à l’époque, mais ça ira bien pour ce matin. Et puis ça me fait plaisir que ce soit toi qui la portes.

Pas le temps de s’émouvoir, elle est déjà dans la boutique.

— Il faudra que tu attaches tes cheveux, c’est plus propre. Dès que Vanessa sera arrivée, tu l’aideras à tout mettre en place. L’avantage avec toi, c’est que tu connais déjà les produits. Il faudra faire vite, on ouvre à 7 heures. Pour ce matin, tu te contentes de servir, je m’occupe de la caisse. J’ai confiance en toi mais je sais aussi que même si ça a l’air facile quand on est de l’autre côté, pour les débutantes, ça va vite et elles s’embrouillent souvent avec les comptes et la monnaie.

Elle me regarde :

— Tout est clair pour toi ?

— Je crois.

En fait pas du tout. J’ai peur de faire n’importe quoi, de m’adresser à la mauvaise personne, de ne pas comprendre ce que les clients vont demander. Au secours !

Vanessa arrive. Il est clair qu’elle n’est pas décidée à me faciliter la vie. Elle me regarde à peine, me parle comme un adjudant et ne laisse rien passer.

« Tiens ton plateau droit, tu vas tout faire tomber. » « Plus vite ! À ce rythme de tortue, tu n’assureras rien quand il y aura la queue jusque sur le trottoir. » « Quand on ne fait pas la différence entre une six céréales et une complète, on ouvre les yeux ! »

Elle encaisse très mal de me voir prendre la place qu’elle laisse, et elle va me le faire payer. Dans le fournil, ça s’énerve, les croissants ont eu un coup de chaud. Julien a l’air furieux et personne n’ose lui parler. Avec une lame de rasoir, il trace rageusement les stries dans les premières baguettes avant de les enfourner.

Au fond, j’aperçois Denis qui gesticule autour de ses gâteaux avec une poche à douille pleine de crème pâtissière. On n’imagine pas qu’il y a autant de choses à faire, tellement vite, pour ensuite permettre aux gens tranquillement se faire une tartine ou déguster une religieuse.

— Qu’est-ce que tu fais ? grogne Vanessa. Tu te crois au spectacle ? C’est l’heure d’ouvrir.

Je suis à mon poste derrière le présentoir, prête à affronter la horde. Vanessa déverrouille la porte. Même si je ne vois qu’une seule personne qui attend dehors, j’imagine déjà qu’il y en a des centaines d’autres cachées sur les côtés de la boutique et qu’à peine la porte entrouverte les clients vont déferler comme les hordes barbares sur les villages endormis. Ils attaqueront par les flancs, en violant les religieuses et en jetant des éclairs… La porte s’ouvre, je retiens mon souffle. Rien, excepté le petit monsieur âgé qui marche en faisant de tout petits pas.

— Bonjour tout le monde, lance-t-il en entrant. Ah ah, une nouvelle !

Mme Bergerot prend place derrière son comptoir :

— Bonjour monsieur Siméon. Comment allez-vous avec ce beau temps ?

— Ça va, ça va.

— Vous allez voir votre femme aujourd’hui ?

— Je le dois. Elle reconnaît plus vos tartes au citron que moi, mais c’est ma Simone…

Mme Bergerot se penche vers moi :

— Pour M. Siméon, ce sera deux tartelettes au citron et une baguette bien blanche. Dans une boîte, les tartelettes, pas en baluchon.

Je parviens à trouver assez rapidement les pâtisseries et finalement je m’en sors. La boîte, j’arrive à la déplier pour la mettre en volume, mais c’est avec le ruban que j’ai des problèmes. Vanessa me regarde avec dédain. À travers la vitrine, j’imagine déjà les barbares alignés, relevant leurs panneaux de notation comme dans les compétitions de patinage artistique. Julie, France, 2 sur 10, 1 sur 10, 1 sur 10. Le ruban raté me coûte ma place sur le podium. Mme Bergerot rend déjà la monnaie et M. Siméon attend. Lorsque je lui tends enfin son paquet, il s’efforce d’être aimable, mais je comprends bien au tremblement agacé de sa main que d’habitude ça va plus vite.

Il ressort. C’était mon premier client. J’ai l’impression de repartir de zéro. Ça m’arrive souvent en ce moment.

24

Lorsque j’ai enfin le temps de regarder ma montre, je suis affreusement déçue. Il n’est que 10 h 30 et j’ai pourtant l’impression de servir du pain et des gâteaux en apnée depuis une semaine. Vanessa se détend à peine. Mme Bergerot se tient toujours impériale derrière sa caisse, constamment attentionnée vis-à-vis des clients. Par moments, avec ses cheveux noirs impeccablement coiffés en chignon, son physique généreux et son maintien de cantatrice, elle ressemble à une diva qui recevrait affectueusement ses admirateurs après un récital.

Julien se montre très agréable et, pour le pain, je commence à m’y retrouver. Par contre, pour les gâteaux, c’est plus difficile. Ça ne date pas d’aujourd’hui. Je me souviens qu’à la maison, quand mon père rapportait des desserts, j’étais souvent obligée de goûter pour savoir de quoi il s’agissait. Ici, je ne peux pas.

Je ne sais pas combien j’ai tendu de baguettes, emballé de croissants, de petits fours ou de pâtisseries. J’ai les doigts engourdis. Tout est nouveau pour moi. Dans ce monde à part, le pain chaud, c’est du pain frais. Je suis saoule de l’incessant ballet des clients et de celui des ouvriers qui nous apportent de quoi recharger les présentoirs. Mais j’ai beau être débordée au point de me demander si je suis assez solide pour faire ce métier, je me sens bien. Rien à voir avec le climat de la banque. Les clients sont différents. Non d’ailleurs, ce n’est pas complètement vrai. Les clients sont les mêmes mais ils n’entrent pas dans le même état d’esprit. À la banque, à part quelques-uns, ils se sentent en état d’infériorité — l’établissement fait d’ailleurs tout pour les y pousser. Ils sont silencieux, pressés, discrets, on parle d’argent. Ici, ils viennent libres, habillés chic ou en short, accompagnés de leurs enfants, avec l’envie de se faire plaisir. On n’y pense pas toujours, mais tout le monde mange du pain, les riches, les pauvres, toutes les religions, toutes les origines. Alors, en une matinée, j’ai vu défiler la moitié du quartier. C’est amusant. La fleuriste a l’air moins stressée que lorsqu’elle est derrière ses fleurs. Je n’avais jamais vu le garagiste en chemise blanche, ni le pharmacien en polo fluo. À 11 h 30, j’ai même eu la visite de Xavier :

— Ben… qu’est-ce que tu fais là ?

— J’essaie de me reconvertir. Qu’est-ce que je te sers ?

— Une baguette, quatre friands et une brioche, s’il te plaît. Ça me fait tout drôle de te demander ça…

Il me regarde comme s’il me découvrait pour la première fois.

— T’es super bien avec les cheveux attachés…

— Ça vous fera onze cinquante, coupe Mme Bergerot.