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Depuis un quart d’heure, elle surveille Mohamed par la fenêtre. Il a posé une pile de cageots vides qui déborde d’au moins dix centimètres sur la vitrine des gâteaux. Ça va être la guerre. J’entends déjà les sirènes antiaériennes et je vois se profiler la réunion de crise à l’ONU. Je parie que, dès qu’elle aura un moment, elle va aller lui servir un de ses discours sur le protectionnisme économique et la gestion des espaces de vente. C’est marrant parce que, bien que super humaine, dès que l’on touche au magasin, elle ne peut pas s’empêcher de ressembler à un ministre de l’Industrie qui défend ses dossiers devant le Conseil de l’Europe. Elle emploie des mots ultra techniques, un langage économique complètement disproportionné. D’où peut-elle tenir ça ? Dans la cuisine, je n’ai vu que des revues people…

C’est bizarre mais, ce matin, j’ai beaucoup senti le regard des gens sur moi. Je me rends bien compte qu’en travaillant ici je rentre un peu dans leur vie privée. J’entends les petites histoires, les nouvelles. Chacun se livre un peu. On apprend beaucoup de choses personnelles. Ça n’arrive jamais à la banque. Du coup, les clients me jaugent, m’épient pendant qu’ils se confient à Mme Bergerot, en se demandant si je suis assez gentille pour être là, assez digne de confiance pour choisir leurs gâteaux, pour poser la main sur leur pain avant eux. Je trouve cela touchant.

12 h 15. Je suis ratatinée. Vanessa tient le choc et Mme Bergerot est toujours fraîche comme une rose. Je m’emmêle un peu les idées, je réemballe les salambos que j’ai confondus avec les petits saint-honorés… J’inverse café et chocolat. Nulle. Vanessa ne semble pas m’en tenir rigueur. La patronne fait comme si elle n’avait rien vu. Mais il sera bientôt 13 heures et mon calvaire sera terminé.

Tout à coup, dans la file des derniers clients, j’aperçois Ric. J’en perds tous mes moyens. Je suis obligée de me concentrer comme une malade pour faire la différence entre un pain de campagne rond et un bâtard moulé. Quatre clients attendent avant lui. Je crois qu’il ne m’a pas encore vue. Je baisse la tête, j’emballe, je file derrière demander s’il reste des baguettes. Deux clients. Il est en bermuda, tee-shirt marine. Pas rasé. Je ne l’ai pas vu depuis 2 jours, 6 heures et 23 minutes. Je ne sais pas si vous croyez aux signes, mais moi oui, surtout quand ils m’arrangent. Quand j’allais au lycée et que le chien des voisins du bout de la rue était dans leur jardin, j’étais contente et ça signifiait pour moi que si j’avais un contrôle le matin même, j’aurais une bonne note. Si en plus il se laissait caresser à travers la grille, alors j’allais avoir plus de quinze sur vingt. Il s’appelait Clafoutis et c’était mon gri-gri porte-bonheur sur le trajet de l’école. N’importe quoi. Là, je ne vois pas ce que je vais pouvoir caresser pour me porter chance. Il y aurait bien Vanessa, mais je vois d’ici le tableau si je lui frictionne la tête en lui disant : « Bon chien »… Je ralentis l’emballage de ma tarte aux pommes pour que ce soit Vanessa qui serve la dame qui est juste devant Ric. Si ça marche, je m’occuperai de lui et ça voudra dire que l’on s’aimera toute notre vie. Vanessa part derrière pour aller chercher une commande. Je traîne en faisant mon nœud autour de la boîte. On dirait une enfant de maternelle qui noue ses lacets. Je tire même le bout de la langue, pareil. Vanessa revient et s’occupe de la dame. C’est gagné. Je relève le visage et là, Ric me reconnaît. Je peux au moins dire que je l’aurai vu surpris une fois. Il a même l’air stupéfait, pire qu’Alfred Nobel avec sa dynamite.

— Bonjour Ric.

Il bafouille. Je n’aurais jamais cru ça possible.

— Je croyais que tu travaillais au Crédit Commercial du Centre…

— Je suis là seulement pour ce matin en attendant de décider si je peux changer.

Il a l’air déstabilisé. Il reprend :

— C’est à toi que je demande ce que je veux ?

« Oui, Ric, demande-moi tout ce que tu veux. »

— Je suis là pour toi, enfin je veux dire pour ça.

— Alors, un demi-pain et les deux pizzas qui restent.

« Alors, plus envie de cuisine chinoise ? »

En préparant l’emballage, je lui demande d’un ton léger :

— Tu es allé courir ce matin ?

— Non, je me suis couché trop tard hier, j’avais un truc.

« Avec qui ? Pas avec une fille, j’espère. Et les deux pizzas, c’est pour deux personnes en une fois ou pour toi tout seul pour deux repas ? »

Il me regarde. Et tout à coup, il dit :

— Ça te dirait que l’on dîne ensemble, un de ces jours ?

Je vais défaillir. La fatigue, toutes les sortes de pains à retenir, les petites manies des clients, le regard noir de Vanessa, cette folle de Mme Crustatof qui hésite deux heures pour choisir sa part de flan et l’autre qui débarque ensuite pour m’inviter à dîner, c’est trop. Je m’appuie discrètement sur le plan de travail et je tente de lui répondre comme s’il ne venait pas de déclencher un feu d’artifice dans ma tête :

— Avec plaisir, mais c’est moi qui t’invite. On se fait un truc simple, chez moi. D’accord ?

— D’accord. Disons vendredi soir ?

Je fais mine de réfléchir parce qu’il doit absolument croire que je suis débordée.

— Ça devrait coller pour moi.

— Génial.

Je ne suis plus fatiguée. Je n’ai plus mal aux jambes. Je sais à nouveau compter jusqu’à trois. Les tartelettes aux cerises ne me font plus peur. Rien ne peut m’atteindre. Je suis heureuse.

25

Tout s’accélère. Je n’ai même pas eu le temps de me remettre de cette matinée à la boulangerie qu’il a déjà fallu retourner à l’agence. Je me demande vraiment ce que je fais là. Ma grand-mère avait bien raison quand elle disait : « La vie nous donne une petite leçon chaque jour. » C’était un puits d’aphorismes, ma grand-mère. Quelle que soit la situation, elle avait toujours le chic pour vous sortir le proverbe ou la sentence populaire pleine de bon sens qui a le don de vous mettre les nerfs en pelote. Je n’ai pas connu mon grand-père longtemps — il est mort quand j’avais huit ans —, mais je me souviens parfaitement qu’une fois il a failli lui sauter dessus de rage parce que, juste après un accident de voiture dont il venait de rentrer à pied en ayant perdu son automobile chérie flambant neuve, Mémé lui avait asséné successivement : « Y a pas mort d’homme », « Une de perdue dix de retrouvées » et « C’est quand même moins grave que de manger du rat à un mariage » — un proverbe soi-disant afghan… Elle lui avait balancé tout ça sans même lever les yeux des carottes qu’elle épluchait. J’ai vu Pépé changer de couleur plus vite que l’horrible petit chien bleu qui vire au rose en cas de pluie. N’empêche, même avec sa philosophie à l’épreuve des balles, j’aurais bien voulu savoir ce que Mémé aurait pensé de ce qui se déroule à l’agence.

Géraldine est dans le bureau de Mortagne, et ça rigole, ça glousse et je crois même que ça s’embrasse. Je sais, en amour il n’existe aucune règle, mais quand même. Pour démarrer une histoire, il y a peut-être d’autres moyens que de casser la figure à quelqu’un, surtout quand c’est la jeune femme qui attaque. Maintenant que j’y songe, je crois que les chats procèdent aussi de cette façon. Ça me donne des idées. Vendredi, quand Ric arrivera, je lui tomberai dessus par surprise en sautant du haut d’une armoire et je lui flanquerai la raclée de sa vie avec une batte de base-ball. Je vais le rouer de coups, lui péter un bras, lui arracher des touffes de cheveux et lui griffer sa belle gueule jusqu’au sang. Comme ça, on va s’adorer. C’est si simple, la vie, quand on comprend comment les choses fonctionnent…

C’est idiot, mais le parfum du pain me manque. Depuis deux jours, je revis cette matinée par petits bouts, je réentends les clients, je revois Mme Bergerot. Après avoir pensé tout et son contraire, je crois que ce n’est pas une idée stupide de vouloir travailler avec elle.