Mon téléphone sonne. Je décroche. C’est Mortagne. Je me penche un peu et je le vois en train de me parler, assis à quelques mètres. J’entends mieux sa voix dans l’agence que dans le combiné. C’est magnifique, le progrès.
— Julie, pouvez-vous venir me voir, s’il vous plaît ?
Incroyable, insensé, un vrai miracle. Depuis que je travaille ici, c’est la première fois qu’il fait une phrase polie, complète et sans faute. Mon mauvais moi me souffle de lui répondre que je dois regarder mon agenda pour savoir si j’ai un rendez-vous, mais ma bonne conscience intervient.
— J’arrive, monsieur.
De quoi va-t-il me parler ?
— Asseyez-vous, Julie.
Je prends place. Il n’a même pas de cravate ce matin. Est-ce qu’on lui aurait volé un bout de son déguisement, ou Géraldine la lui aurait-elle arrachée en faisant comme les chats ?
— Géraldine m’a fait part de votre désir de nous quitter.
« Trahison ! Je jure que quand elle passera le sas, je lui balancerai le gaz paralysant. Quelle tarte, et pas au citron ! Moi qui lui avais demandé de garder ça pour elle… »
— Je ne vous cache pas que c’est une mauvaise nouvelle pour moi. Vous êtes un élément de confiance…
« Misérable cancrelat, tu oses me sortir ce compliment hypocrite après m’avoir démontée pendant l’entretien voilà moins d’une semaine ! »
— … Mais je respecte votre choix. Nous en avons beaucoup parlé avec Géraldine…
« S’il vous plaît, il me faudrait une assistance respiratoire parce que là, je m’étouffe. Sérieux. »
— … Et elle m’a convaincu de vous appuyer pour solder votre préavis en échange de vos derniers RTT et congés. Nous n’allons pas vous embêter pour quelques jours ! Comptez sur moi pour faire un rapport ultra positif auprès de la direction des ressources humaines. J’en aurai la confirmation ce soir, mais je peux déjà vous annoncer que, si cela vous arrange, vous pourrez partir dès la semaine prochaine.
« Prévenez aussi la réanimation parce que maintenant je suis en état de choc. J’ai envie d’embrasser Mortagne, j’ai aussi envie d’embrasser Géraldine et la fougère de Mélanie. »
— Vous n’êtes pas contente ?
« Contente, le mot est faible. Mais il n’y a pas que ça. Mortagne, bougre d’andouille, tu es la preuve vivante que même le pire des mollusques peut faire le bien grâce à l’amour d’une femme et à une grande baffe dans la tronche. Tu me redonnes espoir dans l’homme. La planète est sauvée ! Nous sommes la plus belle espèce vivante qui soit, même toi, Mortagne. Les chats ne gagneront jamais. Je t’aime. »
— Évidemment que je suis contente, mais je ne réalise pas bien. En tout cas, je vous remercie vraiment beaucoup, sincèrement…
Relisez la dernière phrase. Voici la preuve que dans cette vie tout est possible. Gardons-nous des jugements définitifs. Ne disons jamais « jamais ». Aimons-nous les uns les autres, mais méfions-nous quand même des chats. Je vais moi aussi devenir un puits d’aphorismes à deux balles, c’est de tradition dans la famille.
26
Ma vie est presque comme le ciel de ce vendredi d’août : sans nuage. Dans une heure, Ric sera là. La table est mise, l’appart est parfait. J’ai relevé mes cheveux avec une barrette offerte par Sophie, ça me portera bonheur. Je me suis longuement observée dans la glace, en souriant, en parlant, en m’étudiant comme si je ne me connaissais pas. Et me voilà à pencher la tête avec un air mutin, et à éclater de rire en jetant une œillade complice au rideau de douche. Quelle charmeuse cette Julie.
J’ai choisi une petite robe légère à mi-chemin entre Marilyn et un prêtre inca — je ne sais pas si ça vous aide à visualiser. Elle est de couleur crème, avec une jolie texture soyeuse. Le seul problème, c’est que les bretelles sont fines et que, dès que je bouge un bras, on aperçoit le soutien-gorge. J’hésite, je tergiverse et puis, emportée par l’élan qui bouleverse ma vie, je décide, pour la première fois, de ne pas mettre de soutien-gorge. Ce dîner-là, je ne veux le rater pour rien au monde.
La table est déjà mise parce que, depuis deux jours, je répète le dîner. Depuis avant-hier, chaque soir, je dresse le couvert avec nos deux assiettes, je coupe le pain dans la corbeille en osier, j’allume des bougies — neuves à chaque fois. Ensuite, je plie les serviettes et je déguste mes noix de Saint-Jacques à la fondue de blancs de poireaux. Je frise l’indigestion mais je ne veux pas risquer de rater le premier plat que nous partagerons. Alors je m’entraîne à mort. J’ai bien vu que le poissonnier faisait une drôle de tête quand je lui ai pris cinq kilos sans les coquilles pour deux. Mais j’avais besoin de pratiquer, surtout que je suis sans filet. Personne n’aura testé mes talents de cuisinière avant Ric.
Je dois vous confier un autre de mes petits travers : j’ai peur des coquilles Saint-Jacques. Quand j’étais gamine, je voyais maman les préparer. Elles bougeaient sur le bord de l’évier… J’en garde un souvenir terrifié. J’en cauchemardais la nuit. Le poissonnier a bien voulu me les décoquiller mais, en les cuisinant, j’ai un peu honte de le dire, j’avais peur que l’une d’elles ne rampe vers moi et me morde.
Les deux soirs, j’ai tout réussi. Les coquilles étaient aussi moelleuses que mortes et les poireaux délicatement parfumés dans leur sauce crémée. Jamais deux sans trois. C’est presque gagné.
Pour le décor, j’ai poussé le sens du détail à un point tel que, sur mon ordinateur allumé dans la chambre, j’ai changé le fond d’écran. J’ai viré les palmiers et la plage de sable blanc pour mettre un paysage de forêt. J’ai pensé à tout. S’il me demande pourquoi j’ai choisi cette photo, je lui répondrai que j’adore courir dans ce genre de paysage. Vilaine mytho. J’ai tout prévu. Par contre, pour ce soir, j’ai décidé d’assumer la présence de Toufoufou. Sans aller jusqu’à lui mettre son assiette à table avec nous, il trône sur le lit et, du coup, il a l’air plus content. Je crois qu’il trouve ma robe jolie.
Dans vingt-quatre minutes, Ric sera là. J’ai acheté des bouteilles d’apéritif dont j’ai vidé une partie dans l’évier pour qu’il ait l’impression que je reçois d’autres personnes que lui. C’est pourquoi je me penche sur l’évier afin de m’assurer que ça ne sent pas la vinasse ou l’alcool parce que sinon mon image de marque va encore en prendre un coup.
J’ai tout préparé mais je n’ai pas du tout réfléchi à ce dont on va pouvoir parler. J’ai deux milliards de questions à lui poser. J’espère en apprendre beaucoup à son sujet, d’autant que mon angoisse sur ce qu’il pourrait faire en douce est loin de s’être calmée. Mon instinct me dit que ce garçon est digne de confiance, mais je suis certaine qu’il cache quelque chose. Je ne sais pas où il travaille. Il a l’air d’être à son compte mais je ne comprends pas comment les gens peuvent faire appel à lui dans le coin alors qu’il vient juste d’arriver. L’autre soir, on s’est croisés, il revenait de la poste avec un gros colis. Il a paru ennuyé que je le voie avec. Il m’a dit que c’était du matériel informatique pour son travail, mais j’ai eu le temps de lire le nom de l’entreprise sur l’étiquette de l’expéditeur et, en me renseignant sur Internet, j’ai découvert que c’était un fabricant d’outillage, genre gros travaux, spécialiste en tronçonneuses à métal. Il les répare en les déchiquetant façon film d’horreur, ses ordinateurs ?
Plus que dix minutes. Le téléphone sonne. Je prie pour que ce ne soit pas lui qui appelle pour annuler.