Pourtant, la malédiction et le destin ont décidé de me gâcher encore une fois mon bonheur. La violence de l’explosion nous a fait tomber de nos chaises tous les deux.
27
Je sais ce que ma grand-mère aurait dit. D’ailleurs, elle aurait eu le choix. En épluchant ses carottes, elle aurait pu déclarer : « Le crime ne paie pas » ou « L’addition tombe toujours » ou encore « Bien mal acquis ne profite jamais » et même « La gorgone peut pétrifier le juste mais son âme s’envolera quand même comme un papillon ».
Toujours est-il que, quand ça a pété dans mon appart, j’ai envoyé valser mon assiette en m’écroulant de ma chaise. Ric, lui, s’est spontanément baissé en faisant face au danger et il a bondi vers moi pour me protéger. Enfin, je l’ai percé à jour : c’est un agent secret, le meilleur dans sa partie, qui fuit un passé trop lourd et tente de refaire sa vie.
La déflagration a eu lieu dans ma chambre. C’est l’ordinateur qui a littéralement explosé. Il y a de la fumée, quelques flammes et, surtout, ça pue le plastique brûlé jusqu’à suffoquer.
Ric attrape en vitesse un torchon et le passe sous le robinet.
— Ouvre les fenêtres. Il ne faut pas respirer ça.
Il se précipite vers l’engin infernal, arrache le cordon d’alimentation, éloigne mes affaires et recouvre l’appareil de son torchon trempé. Je tremble comme une feuille. Je m’approche en prenant garde de rester derrière lui.
— Il n’aura pas marché longtemps, plaisante Ric pour détendre l’atmosphère enfumée.
Il se penche vers l’ordi. L’arrière de la tour est éventré. Les bords sont tout noirs, comme si on avait tiré à la roquette dessus.
— La vache, cette fois je ne vais pas réussir à le réparer en le redémarrant. Tu fais des sauvegardes sur un disque externe ?
— De temps en temps, oui.
— Ta présentation était toujours dedans ?
— J’en ai une copie à l’agence…
« Même mourante, elle ment encore. »
— Vu les dégâts, ça m’étonnerait que l’on puisse sauver le disque dur. La dernière fois que j’ai vu ça, c’était pendant mes études. Un petit rigolo s’était amusé à bidouiller les circuits d’alimentation électrique et tout avait explosé. Exactement comme ça.
Il se rend compte que je frissonne. Il me saisit les mains.
— Julie, tout va bien. C’est fini. Il n’explosera pas deux fois. Par contre, tu devrais aller respirer de l’air frais à la cuisine parce que c’est un truc à s’intoxiquer. Je ne veux pas finir la soirée aux urgences.
J’obéis. Mine de rien, je demande :
— Qu’est-ce qu’il avait fait, ton copain, sur l’alimentation ?
— Il avait abîmé un minuscule composant, une résistance de rien du tout. Sur ce genre de machine, la taille des éléments n’a aucun rapport avec leur importance. L’incident nous a au moins permis à tous d’apprendre ça et de ne jamais l’oublier.
« Toi aussi Julie, tu as appris un truc. Tu viens d’inventer la bombe à retardement qui explose quand ça lui chante. »
Ric observe la machine d’encore plus près.
— Aurais-tu une lampe électrique ?
Il se redresse, me sourit et ajoute :
— Bien sûr que tu en as une, tu y tiens même beaucoup…
Je voudrais disparaître dans un trou de souris. Ma soirée de rêve est en train de se transformer en enquête de police scientifique après un attentat. Je vais avoir besoin de la cellule psychologique. Si je lui donne la lampe qui m’a valu de me coincer la main dans sa boîte aux lettres, il risque de voir le composant que j’ai saboté pour l’attirer chez moi. Vous saisissez l’horreur et le ridicule de ma situation ?
Je fais celle qui n’a rien entendu et je reste à humer l’air frais à la fenêtre de la cuisine, tel le chien qui sort la tête à la portière de la voiture, grisé par le vent, avec la langue qui pend. Ric a la bonté de ne pas insister et demande simplement :
— Tu éteins ton ordinateur la nuit ?
— Pas toujours.
— Alors tu as une sacrée chance, parce que la même déflagration en plein sommeil et tu étais bonne pour la crise cardiaque, avec peut-être un feu de couverture en prime.
« Ben voyons, j’ai eu de la chance… Notre premier rendez-vous vire à la scène de guerre. Si c’est pas du bol, ça… »
Il ajoute :
— On pourra toujours raconter que, pour notre premier repas, on a fait des étincelles ! Mais avec cette odeur et cette fumée douteuse, il me paraît difficile…
— On ne va pas se quitter comme ça !
Cri du cœur intempestif. Je sais que je n’aurais pas dû mais c’est sorti tout seul. Ses deux dernières coquilles doivent être froides, les miennes sont collées au mur avec l’assiette éclatée juste en dessous. La belle ambiance de complicité s’est évanouie et mon appartement pue. Je bascule dans la dépression.
Il ressort de la chambre :
— Si tu veux, on peut emporter ton délicieux dîner et aller le finir chez moi.
La reconnaissance me submerge. Même si c’est un ancien espion en fuite, jamais je ne le dénoncerai. Je suis prête à jurer que j’ai passé la nuit avec lui pour lui servir d’alibi. Je suis même prête à passer réellement la nuit avec lui pour que ça fasse plus vrai.
On rassemble tout sur un plateau et on monte chez lui. Il fait de la place sur la table, on rigole bien. On dirait deux gamins qui pique-niquent en douce.
— Désolé, dit-il, je n’ai pas de belle nappe et mes verres sont nuls, mais au moins on va pouvoir finir sans masque à gaz.
On s’assoit et le miracle a lieu. On parle à nouveau, tout revient comme si l’ordinateur n’avait pas explosé. À un moment, je me crois encore tellement dans la continuité du début de soirée que je me lève pour aller à mon frigo, mais je me retrouve devant la porte de ses toilettes.
Il éclate de rire. Cette fois, il n’y a rien d’apprêté dans son rire. Il résonne sincère, puissant, instinctif. Tout ce que j’aime.
— Laisse, dit-il, je vais le sortir, ton gâteau.
Je regagne ma chaise et je le regarde faire. Il dispose le beau fraisier sur un de ses plats. Ce gâteau, c’est mon premier salaire de boulangère. Mme Bergerot me l’a offert en remerciement de ma matinée de travail de dimanche. En me tendant la boîte tout à l’heure, elle m’a dit qu’elle pensait que je ferais sans doute une excellente vendeuse et qu’en attendant que je trouve ma voie, elle serait heureuse de faire un bout de chemin avec moi. Ce fraisier n’est pas qu’un simple gâteau, il représente ma chance, le fruit de mon travail, et je vais le partager avec Ric.
— Et à l’école, tu étais plutôt un bon élève ou un cancre ?
— Un petit gars sérieux. J’aimais bien rire, mais ce n’était pas moi qui faisais le clown. Il faut dire qu’à la maison, ce n’était pas facile…
Il s’interrompt. Il se lève pour se donner une contenance mais je vois bien qu’il n’est pas à l’aise, comme s’il avait trop parlé. Oui, c’est ça, on dirait qu’il en a trop dit et qu’il est embarrassé. Quand j’étais dans le même cas, lui s’est toujours montré élégant. Je lui dois bien un coup de main. Je reprends :
— Moi, j’ai redoublé une seule fois, en seconde.
— À cause de quelle matière ?
« Les garçons. »
— Un peu les maths, mais surtout la discipline.
— Toi, indisciplinée ?
— Eh oui, monsieur !
Il dispose les assiettes à dessert en riant. Soudain, il se fige. Il n’a pourtant rien dit qui puisse poser problème. Il tend l’oreille.
— Tu n’entends rien ?
— Qu’est-ce que je suis censée entendre ?