Dès que je suis entrée dans la cour de son immeuble, j’ai été bombardée par une lueur aveuglante. Obligée de protéger mes yeux avec mes mains. Xavier ne construisait donc pas une voiture mais un rayon de la mort ! Je m’en doutais. Il est de mèche avec les extraterrestres qui viennent de la planète de Ric, c’est pour ça qu’ils s’entendent si bien. C’est aussi pour cette raison que les garçons sont viscéralement si proches entre eux : ils viennent tous d’une autre galaxie ! En titubant, j’échappe à l’éblouissant faisceau, qui n’est que le reflet du soleil sur le pare-brise blindé tout neuf.
Au-dessus de l’engin de Xavier, une large plaque de métal courbe flotte, accrochée à une potence, comme en apesanteur. Très concentré, Xavier la met en place avec une précision d’horloger. Il est tellement concentré qu’il ne me remarque même pas. La sueur perle sur son front. Il oriente sa grande pièce un peu à droite, la repousse légèrement plus au fond, la descend encore au-dessus du moteur, vérifie la parfaite position des cales et la bloque enfin. Il soupire, se redresse et me découvre :
— Julie ! Tu m’as fait peur.
— Bonjour Xavier. Qu’est-ce que tu fais ?
Il s’essuie le visage avec son tee-shirt et me fait la bise.
— J’ai reçu la première pièce peinte de la carrosserie. Noir mat. Personne ne l’a vue avant toi. Qu’est-ce que tu en dis ?
— C’est classe. Tout XAV-1 sera recouvert de cette armure ?
Il hoche la tête franchement comme un enfant fier.
— Sa robe devrait être complète d’ici trois semaines. Demain, j’attaque les essais moteur sur banc. Je profite que tout le monde n’est pas rentré pour ne pas trop déranger.
Sa voiture va être énorme, et sûrement très impressionnante, mais je vais quand même essayer d’aborder ce qui me préoccupe :
— Tu n’as pas vu Ric ?
— Non, pas aujourd’hui. Je crois qu’il avait des trucs à faire.
« Des trucs, encore des trucs ! »
— Il t’a parlé de son ballon d’eau chaude ?
— Ouais, on s’est programmé ça le week-end prochain. Il est bien pourri.
« Qui est pourri ? Ric ou le ballon ? »
D’un revers de manche prudent, Xavier essuie une poussière sur son capot flambant neuf. L’air de rien, il ajoute :
— Ric ne m’a pas parlé que de son ballon…
« Quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Tu sais pour quel service secret il travaille ? Avoue, sinon je prends la clé de ta porte de boîte aux lettres et je te fais une grosse rayure sur ton joli capot, avec un rire sadique et un jeté de tête vers l’arrière. »
— Ah bon ? Et quel sujet a-t-il abordé ?
— L’autre jour, entre deux questions sur la résistance des métaux, il m’a beaucoup parlé de toi.
— C’est vrai ?
— Il m’a demandé depuis combien de temps on se connaissait, quel genre de fille tu étais, il voulait discuter de nos amis et même de tes mecs…
« Xavier, si tu as parlé, je te jure que je mets le feu à ta bagnole. »
— T’inquiète pas, je ne lui ai rien dit, mais j’ai l’impression qu’il a des vues sur toi, si tu vois ce que je veux dire… Ceci dit, je ne sais pas ce que t’en penses, mais il a l’air d’un mec réglo.
« Pas seulement. Mais ce serait trop long à t’expliquer. »
— Merci Xavier. Merci de ne pas avoir tout balancé.
Il se redresse et me regarde bien dans les yeux.
— Aucun problème. Tu sais Julie, ça fait drôle à dire mais, dans ma vie, tu es ce qui ressemble le plus à une frangine. Nos chemins se suivent depuis longtemps, je crois que l’on tient l’un à l’autre et pourtant il n’y aura sûrement jamais rien entre nous. Alors ce doit être de l’affection.
Comment un homme qui caresse les tôles comme les cheveux d’une femme peut-il vous sortir des phrases que même un auteur romantique du XIXe siècle aurait eu du mal à écrire ? Je suis retournée.
Comme s’il n’avait rien dit de particulier, Xavier reprend :
— Il est étonnant, Ric.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Il s’intéresse à des choses surprenantes.
« Arrête de tourner autour du pot, Xav. De toute façon, tu parleras. Regarde, j’ai ma clé à la main… »
— Comme quoi par exemple ?
— L’autre soir, il m’a posé plein de questions sur le métal, sur la façon de le tordre et de le couper. Ça ne doit pas lui servir à grand-chose dans l’informatique.
— C’était sûrement à propos de ton véhicule.
— Non, pas du tout. Je lui parlais de moulins à huit cylindres et de soudure. C’est lui qui a orienté la conversation sur le sujet qui l’intéressait. J’avoue que je me suis posé des questions.
— Des questions ?
— Ouais. C’est drôle, il chercherait à faire évader quelqu’un de prison qu’il n’aurait pas demandé autre chose.
32
Vous vous doutez bien que la phrase de Xavier a produit un certain effet dans mon esprit. C’est peu de le dire, un vrai tremblement de terre. La première prison est à environ soixante kilomètres et c’est un pénitencier pour femmes. Bonjour la déprime. Rien qu’en lisant son nom sur l’étiquette de sa boîte aux lettres le premier soir, je l’avais déjà presque démasqué. Ricardo Patatras, ça sonne comme un espion en fuite qui prépare un plan pour faire évader celle qu’il aime plus que tout et qui est emprisonnée. Pour elle, il va prendre tous les risques. Il ne s’est jamais pardonné qu’elle ait été capturée lors de cette mission à Novosibirsk. Il s’est juré de la sortir de là. Ensuite, ils s’enfuiront tous les deux dans un immense domaine caché au cœur d’une forêt luxuriante du Brésil pleine d’animaux mignons. Dans une sublime propriété achetée grâce à son plan épargne logement de la CIA, ils vivront leur passion, nus. Mon Ric avec cette grosse poufiasse. Je suis horriblement déçue. Elle, si je l’attrape, je lui éclate les genoux avec le capot de Xavier. L’imaginer dans les bras de Ric me donne envie de hurler. Et moi je reste coincée dans ma vie pourrie, à fourguer des comptes même pas rémunérés en attendant de vendre du pain entre deux dîners de folles célibataires. Je suis brisée. J’en pleure depuis que Xavier m’a tout révélé hier. Pour de vrai.
En arrivant devant l’hôpital, je sèche mes larmes avant de me présenter à l’accueil :
— La chambre de Mme Roudan, s’il vous plaît.
La jeune femme pianote sur son clavier et vérifie son écran. Elle est mignonne, la vie devrait lui sourire, et pourtant elle a l’air triste. Si ça se trouve, son mec s’est aussi enfui avec une espionne. Quand on y réfléchit, face aux hommes, on vit toutes un peu la même chose.
— Service oncologie, troisième étage, chambre 602.
— Merci.
Les portes de l’ascenseur se sont refermées tellement vite qu’elles ont à moitié broyé la religieuse au chocolat que j’ai apportée.
Je parcours les grands couloirs. La dernière fois que je suis venue, c’était pour un copain qui s’était fracturé la jambe. Il y avait du monde dans les couloirs, mais dans ce service-là, celui des cancéreux, je croise surtout des infirmières et des docteurs en blouse blanche. J’arrive à sa porte. Je frappe doucement.
— Entrez !
Ce n’est pas la voix de Mme Roudan.
J’entre. Deux lits. Dans le premier, une dame âgée qui se tient très droite, avec une chemise de nuit à fleurs jaunes et une impeccable coiffure de directrice de pension de jeunes filles. Elle me fixe de son œil noir, contrariée d’être interrompue dans sa contemplation d’un jeu télévisé où les candidats doivent répondre à des questions débiles à grand renfort de rires préenregistrés.