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« Il fallait surtout lui en coller une bonne. »

— C’est sérieux entre vous ?

— Trop tôt pour le dire. Il veut cinq enfants et il m’a déjà montré des photos de la maison qu’il souhaite nous acheter, mais je n’en suis pas là. Malgré tout, de toi à moi, je me vois bien rester avec lui.

— Géraldine, je peux te demander quelque chose ?

— Tout ce que tu veux.

— Pourrais-tu retirer tes lunettes de soleil ? Ça me met mal à l’aise.

— Pourquoi pas ? J’ai connu un yorkshire castré à qui ça produisait le même effet. Dès qu’il voyait quelqu’un avec des lunettes noires, il aboyait comme un malade et il mordait. Tu ne vas pas aboyer, Julie ?

« Non, mais je vais peut-être te mordre pour faire comprendre au garçon qui revient avec nos assiettes que j’espérais de la pâtée… C’est sans doute à cause de mon côté chien que je cavale après les chats. »

— Je préfère voir tes yeux.

— Tu les trouves jolis ? demande-t-elle ingénument en se composant un visage de star.

Le serveur pose les deux assiettes. Géraldine fixe le contenu avec cet air unique. Que se passe-t-il dans sa tête ? La science gagnerait à trouver la réponse. Elle cligne d’un œil. Je sens venir le commentaire inoubliable, la sentence absolue :

— J’ai toujours le même problème avec les tomates-mozzarella.

— Ah oui, lequel ?

— Je me demande pourquoi ils ne feraient pas les tomates blanches et la mozzarella rouge. Ça changerait, ce serait moins monotone, tu ne trouves pas ?

— Bon appétit, Géraldine.

Je ne sais pas pour vous mais, au début de ma vie, il n’y avait que deux sortes de personnes dans mon univers : celles que j’adorais et celles que je détestais. Mes meilleurs amis et mes pires ennemis. Ceux pour qui je suis prête à tout donner et ceux qui peuvent aller crever. Ensuite, on grandit. Entre le noir et le blanc, on découvre le gris. On rencontre ceux qui ne sont pas vraiment des amis mais que l’on aime quand même un peu et ceux que l’on prend pour des proches et qui n’arrêtent pas de vous planter des couteaux dans le dos. Je ne crois pas que la découverte de la nuance soit un renoncement ou un manque d’intégrité. C’est juste une autre façon de voir la vie. C’est à cette philosophie que je dois le bonheur sincère de partager ce repas avec cette tarée de Géraldine Dagoin. Le monde serait plus triste et finalement moins beau sans des gens comme elle.

34

Mon premier jour complet à la boulangerie. Je suis officiellement vendeuse. Papa et maman m’ont appelée hier soir pour me souhaiter bon courage, Sophie aussi. Tous m’ont demandé quand je comptais reprendre mes études… J’espérais que Ric se manifesterait mais je ne l’ai pas vu du week-end. Je ne sais même pas s’il a réussi à changer son ballon avec Xavier. J’ai vérifié cinquante fois que mon téléphone n’était pas déchargé ou sur vibreur mais rien, pas de trace d’appel, pas de message. Il doit avoir des « trucs » à faire.

Lorsque je suis arrivée, Denis, le pâtissier, est venu me souhaiter la bienvenue dans l’équipe. En rougissant, il m’a bredouillé une phrase à laquelle je n’ai rien compris, mais ça semblait gentil. Julien m’a bien accueillie aussi. Un de ses ouvriers m’a fait un petit signe. Il s’appelle Nicolas, il a l’air sympa. Vanessa semble s’habituer à l’idée que je fasse partie du décor. Peut-être commence-t-elle à éprouver une sorte de nostalgie à l’idée de partir de cet endroit qu’elle a voulu quitter ? Je connais bien le phénomène.

En empilant les chouquettes sur le plateau argenté, Mme Bergerot m’a tout de suite annoncé la couleur :

— À partir d’aujourd’hui, ça va être de plus en plus dur. Les gens ont commencé à rentrer.

À l’ouverture, il n’y avait pas grand monde. Je me suis dit qu’elle s’était peut-être trompée et que tout le monde était encore en vacances. J’avais tort. À partir de 9 heures, ça n’a plus arrêté. On avait beau servir de plus en plus vite, la queue s’allongeait toujours plus loin jusque dehors. Je n’avais jamais vu autant de clients si peu réveillés quand j’étais à la banque. Pour la plupart, ils étaient bronzés. Quelques ados venaient en récitant une liste laborieusement apprise par cœur. Les gens prenaient parfois le temps de raconter leurs congés en quelques mots. Mme Bergerot leur répondait toujours avec les mêmes phrases en prenant garde de ne jamais employer les mêmes formules pour quelqu’un qui aurait pu les entendre en attendant son tour. Vous imaginez la discipline et la mémoire qu’il faut ? « À voir votre mine, vous avez eu beau temps. » « L’essentiel, c’est d’être en famille. » « Je n’y suis jamais allée mais on dit que c’est une région magnifique. » « Une fois, j’ai vu un reportage à la télé, c’était très beau, vous avez de la chance. » « On y mange bien, je crois, mais c’est quand même moins bien que chez nous ! »… Trente ans de métier. Elle en a des dizaines au catalogue. Rien que ce matin, je les ai toutes au moins entendues dix fois chacune. Quand tous les habitués seront rentrés, elle rangera ses phrases jusqu’à l’année prochaine, comme les décorations de Noël. La plupart des clients avaient passé leurs vacances en France, quelques-uns à l’étranger — ils portaient d’ailleurs souvent des vêtements rapportés de là-bas pour prolonger encore un peu l’ambiance. D’une voix forte, les plus frimeurs racontaient des séjours forcément fabuleux dans des îles forcément paradisiaques à l’autre bout du monde.

En milieu de matinée, une petite fille est entrée et ça m’a fait un choc. J’ai eu l’impression de me revoir, vingt ans plus tôt. Toute timide dans sa robe bien sage. Avec application et en articulant, elle a dit bonjour à tout le monde et elle a demandé une baguette. Quand Mme Bergerot lui a rendu sa monnaie, elle a compté les pièces et s’est tout de suite précipitée jusqu’à la vitrine des bonbons. Elle était dans cet état que j’ai bien connu, à l’instant où tout est possible. On n’a de quoi acheter qu’un seul bonbon mais, avant de le choisir, on a le pouvoir de tous les prendre. C’est un moment magique. C’est la première fois que je vis la situation de l’autre côté du présentoir. Je comprends que Mme Bergerot se laisse attendrir à chaque fois. La fillette a pris une petite bouteille au cola. J’en ai encore le goût dans la bouche. D’abord, ça vous pétille sur la langue, vous sentez les grains de sucre qui râpent. Puis vient le goût du soda, la gomme devient plus molle et vous la mordillez jusqu’à vous en gaver les molaires. J’aurais bien aimé servir la petite fille, mais c’est Vanessa qui s’en est chargée. Elle reviendra sûrement.

Je n’ose pas encore parler aux clients. Je les sers, je leur réponds, je leur souris, mais je me garde bien de leur adresser la parole. Chaque fois que l’un d’eux se présente devant moi, je ressens immédiatement quelque chose pour lui. Je me dis qu’il pourrait devenir mon meilleur ami ou mon pire ennemi. Mais vous et moi savons que ce n’est pas vrai.

Il y en a un qui a particulièrement fait bondir Vanessa : un petit vieux, une tête de comptable dégarni, une chemise ringarde, un pantalon informe et des tongs.

— Celui-là, tu t’en occupes, m’a-t-elle lâché en faisant semblant de s’affairer sur les meringues. Je ne le supporte pas. Il me dégoûte tellement que je pourrais vomir.

Le type n’a pas l’air bien reluisant, mais de là à réagir de façon aussi extrême… Il est en cinquième position. La dame qui paie confie qu’elle est partie voir de la famille en Espagne. Elle le fait simplement. D’un seul coup, le type commente à haute voix :

— Z’auriez mieux fait d’y rester, on est déjà trop nombreux ici.

Silence gêné.

La dame suivante se plaint de ne pas avoir de nouvelles de sa fille, partie en voyage. Et le type y va encore de son commentaire :