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— Une histoire médiévale met en scène des rats, me raconte le siamois, Le Joueur de flûte de Hamelin. Elle est inspirée d’une histoire vraie survenue en 1284 dans cette ville de Hamelin, en Allemagne. Dans la légende, cette cité fut brusquement envahie par des milliers de rats qui ravagèrent tout. La population dépérissait et commençait à manquer de nourriture. Les habitants ne trouvaient aucune parade pour lutter contre ces envahisseurs. Un jour, un homme se présenta et proposa de sauver la ville en échange de mille écus d’or. Le maire accepta et l’étranger prit sa flûte, se mit à jouer un air envoûtant, charma les rats qui le suivirent et les amena jusqu’à la rivière où tous se noyèrent. Cependant, bien que la ville ait été sauvée, le maire refusa de lui payer la somme promise et les habitants de Hamelin, oubliant le service rendu, chassèrent le joueur de flûte avec des pierres en se moquant de lui et en minimisant la menace qu’avaient constituée les rats. Le musicien promit de se venger. Il revint quelques jours plus tard et, profitant de la nuit, il joua de la flûte et attira cette fois tous les enfants de la ville qu’il conduisit à la rivière, où ils se noyèrent à la suite des rats.

Je dois avouer qu’après ce qui est arrivé à mes chatons, cette histoire me ravit. Cela me semble une manière intéressante de se venger des ingrats.

— Ces contes que les humains se transmettent leur permettent de garder en mémoire les épisodes du passé où ils ont dû affronter des catastrophes.

— J’aime bien quand tu me racontes des histoires, Pythagore.

— J’aime bien en raconter, avoue-t-il. Peut-être suis-je né pour raconter celles des humains aux chats…

— En commençant par moi ?

— Toi, tu as cet avantage : tu sais écouter et tu sais apprécier. Tous les chats ne sont pas comme toi.

Je repense en effet à Félix qui était blasé, ne s’intéressait à rien, n’avait aucune ambition, et du coup, n’attendant que peu de choses de la vie, n’en a reçu que peu.

Finalement, pour dégager le bouchon, les jeunes humains dégainent des tubes que Pythagore nomme « bazookas ». Le passage est libéré dans une explosion et le convoi reprend son chemin.

Nous rejoignons quelque temps plus tard le reste de nos congénères restés dans le palais de l’Élysée.

Angelo, cette fois-ci, me fait la fête. Je remercie Esméralda de l’avoir gardé. Je remarque que le nombre de chats présents a doublé et je reconnais même Nabuchodonosor dans la foule. Il a dû avoir vent de notre victoire et a préféré faire demi-tour pour nous rejoindre.

Quand les humains du convoi découvrent ce qu’il y a derrière les murs de béton et la porte d’acier de l’abri antiatomique présidentiel, ils n’en reviennent pas.

Ils ouvrent les boîtes de conserve et débouchent les bouteilles dont le contenu nous était jusque-là inaccessible. Ils récupèrent des caisses d’aliments, des armes, des combinaisons et des masques de protection (de meilleure qualité que ceux qu’ils utilisaient), font le plein de munitions, de médicaments et de matériel de chirurgie avec lequel ils commencent à soigner les blessés.

Au bout de deux ou trois heures, tout ce que contenait l’abri est entassé dans les camions et les voitures. Le convoi se reforme et nous reprenons la route pour rejoindre l’île aux Cygnes. Angelo, Wolfgang et Esméralda viennent avec nous dans la camionnette. Les autres chats et le lion suivent en trottant.

J’avertis Hannibal que, pour l’instant, il vaut mieux éviter de dévorer les enfants humains car ils sont nos alliés contre les rats.

J’estime que nous sommes désormais près de trois cents chats en plus de la centaine d’humains. Une belle petite troupe.

Pythagore utilise son Troisième Œil pour guetter, par le truchement des caméras vidéo municipales, les regroupements de rats. Par chance, ces derniers n’ont pas encore eu le temps de reconstituer une armée suffisante pour oser nous attaquer.

Notre procession rejoint bientôt les quais du fleuve. Le camion brise-glace ouvre la voie dans la ferraille et les débris de ciment et de béton.

Pythagore observe lui aussi le décor extérieur.

— Nous avons bien fait de partir, dit-il.

— Ils étaient sur le point de nous attaquer ?

— Ils sont de plus en plus nombreux à se regrouper aux alentours. Un rat plus gros que les autres se tient sur ses pattes arrière pour galvaniser la foule de rats, il me semble l’avoir vu durant la bataille des Champs-Élysées.

— Le roi des rats ? Je l’ai baptisé Cambyse, et j’ai bien failli l’avoir.

— Il tente de rallier encore plus de rats à sa cause. Désormais, des hordes de rongeurs convergent vers la capitale depuis les banlieues. Ils sont déjà cent fois plus nombreux que nous.

— Combien de temps nous reste-t-il selon toi ?

— Avançons et nous verrons bien.

Il a bien dit « cent fois plus nombreux que nous » ?

28

Pythagore

Le vent souffle fort mais notre procession avance bien malgré les bourrasques. Le fleuve noir a pris des tonalités grises et les vagues viennent se fracasser sur les berges, nous arrosant parfois au passage.

Nous progressons, bruyants mais suffisamment nombreux et armés pour que nul pour l’instant n’ose tenter de nous stopper.

Sur notre gauche, la tour Eiffel fait tournoyer son faisceau de lumière.

— Au début j’ai pensé que nous aurions dû nous installer là-haut, au sommet de cette tour de métal, dit Pythagore, mais vu notre nombre, cela m’a semblé difficile à mettre en place.

— Et puis si les rats nous attaquent, nous ne pourrons pas sauter d’aussi haut, je lui fais remarquer.

En y réfléchissant, je me dis que j’ai la vie idéale : chaque jour apporte son lot de surprises.

Il est déjà mort celui pour qui demain est un autre hier.

Il est déjà mort celui qui sait le matin ce qui va lui arriver l’après-midi.

Il est déjà mort celui qui n’aspire qu’à l’immobilisme et à la sécurité.

J’ai fait le choix d’exposer mon corps aux épreuves, mais c’est mon esprit qui s’améliore. Façonné par l’inattendu et les déconvenues, il se connaît mieux, il sait ce qu’il veut et ce qu’il peut, il est cohérent et je sais le diriger comme une prolongation de mon corps.

Pythagore avait raison, mon âme a dû choisir cette vie pour faire des expériences : les épreuves servent à m’instruire et à m’élever.

Ma vie n’a pas besoin d’être facile ni parfaite pour être merveilleuse. C’est juste ma manière de la percevoir qui lui donne du sens.

Je ne me sens en compétition avec personne.

J’ai ma propre trajectoire unique et inimitable.

Je…

Zut, je deviens une chatte philosophe. C’est la mauvaise influence de Pythagore. Il faudrait peut-être que je commence par résoudre les problèmes immédiats avant de me poser trop de questions existentielles.

J’observe mieux le décor.

Quelques rats pointent parfois le museau, nous surveillent, mais ils n’osent pas approcher. Pour l’instant.

Il va falloir faire vite.

Enfin Pythagore nous signale que l’île aux Cygnes est en vue. Du peu que j’en distingue, c’est une langue de verdure au milieu du fleuve. Nous rejoignons le pont de Bir-Hakeim d’où part un escalier qui descend jusqu’à l’île proprement dite. Les jeunes humains forment alors une chaîne pour vider les véhicules et transporter les caisses de nourriture, les outils et les armes.

Esméralda s’étend sous un banc. À peine s’est-elle couchée qu’Angelo vient la téter. Celui-là, il n’arrête pas de manger ! Mais je n’ai plus le sentiment qu’elle me vole mon fils. Après tout, est-ce parce qu’on a accouché d’un être qu’il vous appartient ? Au vu de mes aventures récentes, je crois que le sentiment qui génère tous les conflits est l’envie de posséder. Posséder son conjoint, posséder le territoire, posséder nos serviteurs humains, posséder la nourriture, posséder ses propres enfants. Personne n’appartient à personne. Les êtres ne sont pas des objets. Après tout, si Angelo a envie d’avoir deux mères, c’est son choix. En plus cela m’arrange, cela me permet d’avoir des instants à moi sans être tout le temps sollicitée pour fournir du lait. Je vois dans l’abandon de l’envie de posséder un premier intérêt : un peu de répit pour mes tétons.