Kyle resta un moment silencieux, puis il reprit :
— Personne ne va venir nous remplacer.
Stone but une gorgée de bière.
— Pas avant que les extraterrestres de ta femme n’arrivent sur la Terre, dit-il, complètement sérieux.
Quel rush ! Spectaculaire, vibrant, comme l’acide qu’elle avait absorbé pour faire une expérience, parmi tant d’autres, à son arrivée dans la grande ville.
Une autre pensée humaine !
C’était déboussolant, enivrant, effrayant, stimulant.
Elle combattait son excitation et son étonnement, et luttait pour retrouver son esprit rationnel.
Mais l’autre était si étranger.
C’était un mâle – du moins, cela en faisait partie. Une pensée d’homme.
Mais il y avait quelque chose d’incongru.
Les images n’avaient pas les bonnes couleurs. Elles étaient toutes marron, jaunes et grises, et…
Ah oui, bien sûr. Bob, le cousin de Heather, avait le même problème. En fait, cet homme, quel qu’il fût, était daltonien.
Mais il manquait encore autre chose. Elle pouvait… eh bien, entendre était la meilleure métaphore qui lui venait à l’esprit, elle pouvait entendre ses pensées, un bavardage silencieux, une voix sans souffle, un son sans vibrations, des mots qui tombaient en cascade à droite et à gauche comme des dominos.
Mais c’était un véritable charabia, incompréhensible.
Parce qu’ils n’étaient pas en anglais.
Heather redoubla d’effort pour comprendre. C’étaient bien des mots, mais sans aspiration ni accent, c’était difficile de déterminer de quel langage il s’agissait.
Voyelles, consonnes.
Non, non. Consonnes, puis voyelles, toujours en alternance. Pas de consonnes contiguës.
Le langage japonais fonctionnait ainsi.
Oui. La voix d’un Japonais. Plus précisément, les pensées d’un Japonais.
Pourquoi pas ? Sans doute, les trois quarts d’un billion de personnes parlaient – et pensaient – en anglais la plupart du temps. Américains, Canadiens, Britanniques, Australiens, et quelques peuples moins nombreux. Bien sûr, il était possible que la moitié des habitants de la Terre parlent anglais, mais ce n’était la langue maternelle que du dixième de la population totale.
Devait-elle faire encore une tentative ? Se déconnecter ? Sélectionner une autre touche sur le gigantesque mur de l’humanité ?
Oui, mais pas tout de suite. Pas tout de suite.
C’était fascinant.
Elle était au contact d’une autre pensée.
En avait-il pris conscience ? Si c’était le cas, il ne montrait aucun signe que Heather aurait pu détecter.
Des images dansaient, se formaient l’espace d’une seconde pour disparaître aussitôt. Elles allaient et venaient si vite que Heather ne parvenait pas à les capter dans leur totalité. Plusieurs étaient déformées. Elle vit le visage d’un homme, un Asiatique, mais les proportions étaient fausses : si les lèvres, le nez et les yeux étaient grands, le reste s’incurvait dans l’obscurité. Il essayait de se rappeler quelqu’un, peut-être ? À certains endroits, les détails étaient stupéfiants : les pores du nez de l’homme ; les petits poils courts sur la lèvre supérieure, pas vraiment une moustache, mais pas assez nombreux non plus pour justifier un rasage ; les yeux injectés de sang. Au contraire, d’autres détails n’étaient que grossièrement esquissés : deux protubérances sur la tête, comme des morceaux d’argile – le souvenir, sans détail, des oreilles.
D’autres images. Une rue pleine de monde, la nuit, des néons partout. Un chat noir et blanc. Une femme, une Asiatique, jolie – et soudain, la voilà nue, déshabillée, apparemment, par l’imagination de l’homme. Et encore ces déformations déconcertantes selon l’importance ou l’insignifiance des détails : seins d’albâtre se gonflant comme des ballons, étranges mamelons gris-jaune, produit du daltonisme de l’homme ; lèvres s’étirant pour remplir l’écran, comme si elles étaient prêtes à le dévorer.
Et, c’était incroyable, Heather ressentait les mêmes choses que lui : son désir pour une autre femme, quelque chose que Heather avait peut-être, si elle était assez honnête pour le reconnaître, éprouvé une ou deux fois dans sa vie, mais jamais, jamais à ce point-là.
Et tout à coup la femme disparut ; c’était maintenant un métro bondé, à Tokyo, entièrement signalisé en japonais.
Un torrent de mots – oui, de mots : du langage parlé. L’homme écoutait quelque chose. Ou plus exactement, il tendait une oreille indiscrète, essayait de surprendre une conversation. Et il faisait de son mieux pour garder un visage impassible.
Le métro démarrait lentement. Le vrombissement des moteurs. Puis ce son s’évanouit, détourné de la conscience, une distraction. Véritables images visuelles, relativement peu déformées, si l’on ne tenait pas compte du daltonisme. Et des images mentales évoquées, galerie daliesque de tableaux pensés, imaginés, à moitié remémorés, ou mythiques.
Dans l’ensemble, cela avait si peu de sens pour Heather ! C’était étourdissant à réaliser pour un esprit jungien : la relativité culturelle existait vraiment, la pensée d’un Asiatique pouvait être aussi éloignée, du moins en partie, de celle d’une femme canadienne que de celle d’un Centaure. Et pourtant…
Et pourtant, cet homme appartenait lui aussi à la famille des Homo sapiens. L’étrangeté de sa pensée était-elle davantage due au fait que c’était un Japonais ou au fait que c’était un homme ? Ou était-ce seulement sa propre particularité, les qualités propres à ce quidam, ces qualités qui font de n’importe quel être humain un individu différent de chacun des sept autres millions de milliards d’âmes sur la planète ?
Elle avait toujours cru comprendre Kyle et les autres hommes… mais elle n’était jamais allée au Japon et ne connaissait pas un traître mot de cette langue.
Ou peut-être était-ce simplement qu’il manquait à Heather une pierre de Rosette ? Les pensées, les peurs et les besoins de cet homme étaient peut-être identiques aux siens, mais portaient un code différent. L’archétype devait être là. De la même façon que Champollion avait reconnu le nom de Cléopâtre en grec, puis en démotique et en hiéroglyphes, permettant ainsi au texte de l’Egypte ancienne inscrit sur la vraie pierre de Rosette d’avoir enfin un sens, il devait également y avoir l’archétype de la Terre Mère et de l’Ange déchu, celui du tout incomplet, formant l’étayage de ce qu’était cet homme. Si seulement elle pouvait trouver la clé.
Mais en dépit de tous ses efforts, la quasi-totalité de sa pensée restait un mystère. Pourtant, si elle prenait son temps, elle était sûre de parvenir à comprendre…
Le métro venait d’entrer dans une autre station. Elle avait entendu parler d’hommes costauds dont le travail consistait à remplir le plus possible les wagons du métro en entassant les passagers à l’intérieur, mais aucun signe ne semblait vouloir confirmer cette histoire. C’était peut-être un archétype, cela aussi, ou un mythe, conceptions erronées de l’autre.
Une pensée jaillit dans le cerveau du Japonais ; encore une pensée sexuelle flagrante. À la grande surprise de Heather, elle fut presque aussitôt réprimée. Autre spécificité culturelle ? Heather avait tué le temps pendant plus d’un long trajet en laissant errer son imagination – de façon plus romantique que pornographique, à vrai dire. Mais ce type-là rejetait avec mépris sa pensée vagabonde et la pliait à un contrôle implacable.
Spécificité culturelle. L’Ancien Testament disait que les pères devaient coucher avec leurs filles.
Elle frissonna, et…