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— Mais à part ça ?

— À part ça, les gens doivent se contenter de l’autobus…

— Bon, ne bougez pas… Le client étranger est parti comment de chez vous ?

Il sursaute car ma question le surprend. Il n’avait pas pensé à ça…

— Tiens, au fait, il est parti tandis que nous buvions un petit coup avec Bérurier… Il avait payé sa chambre d’avance… Je n’ai pas attaché d’importance à la chose…

— Où se trouvait-il lorsque nous sommes venus ?

— Dans sa chambre…

— C’est-à-dire où, par rapport à celle de ces enfants ?

— En face…

— Il en est donc descendu tandis que nous consommions au bar ?

— Eh oui.

Je vois comment ça s’est passé. Grosses-Paupières était à l’affût, prêt à chouraver l’appareil à la première occase. Il nous a vu sortir avec l’instrument et il a pigé que nous l’emmenions… Il lui fallait agir prompto s’il voulait le récupérer… Il est parti et il est allé nous guetter quelque part, dans les environs immédiats. Ensuite il nous a…

Je me lève, toute asperge cessante.

— Il nous a suivis ! Comprenez-vous, bande de tordus ?

SUIVIS !

Pour cela, il lui a fallu une bagnole car il ne pouvait le faire en autobus… S’il avait une auto, c’est que quelqu’un la lui a amenée ici et si quelqu’un lui a amené une calèche, il a dû téléphoner à ce quelqu’un pour lui dire où il se trouvait, puisqu’il ignorait, en suivant les jeunes mariés, où ceux-ci se rendaient !

— Dites-moi, le gars en question n’a pas téléphoné pendant le temps qu’il est resté ici ?

— Mais si !

Je respire. Merci, mon Dieu ! Un coup de bigophone, c’est une piste… C’est un fil conducteur, soit dit sans jeu de mots.

— Quel numéro a-t-il demandé ?

Le taulier fait la moue.

— Ça… Vous savez, moi, la mémoire… Attendez, je vais regarder dans la cabine car ordinairement je note le numéro demandé par le client…

Il s’éloigne prestement. Pendant ce temps, les amoureux s’empiffrent de la sole à la crème. Ils se refont des calories, ces chéris, pour pouvoir vite rejouer au bilboquet à moustaches. Et ils ont raison. L’amour, c’est ce qu’on a trouvé de mieux pour permettre aux individus d’oublier leurs percepteurs, leurs députés et autres fléaux. C’est un sport simple, pratique, élégant, qui se répand de plus en plus et qu’on commence à pratiquer même dans les milieux bien-pensants.

Il ne nécessite pas un équipement trop coûteux, est accessible à toutes les bourses et calme les nerfs (il ne met en boule que ceux qui ne savent pas le pratiquer). C’est le seul sport auquel on peut s’adonner sur tous terrains. Il est de plus international et dure longtemps pour les gens qui ont une certaine retenue.

Le patron de Mes Délices revient, radieux comme une journée d’été peinte par Van Gogh. Il a un sourire qui lui fend la poire d’une étiquette à l’autre et il brandit une étiquette de boîte de petits pois sur l’envers de laquelle est inscrit un numéro de téléphone.

Sa joie est totale. Il aurait découvert un gisement d’uranium dans son jardin et un de pétrole sur son évier qu’il ne serait pas plus enthousiaste.

— Voilà ! crie-t-il. Voilà…

Il me tend son graffiti. Je le déchiffre : « Balzac 05–07… »

— Voilà un bon point pour vous, dis-je à l’homme rayonnant.

Je glisse l’étiquette de petits pois dans ma profonde. Le taulier me dit que je peux profiter de l’occase pour retenir la marque, ce sont des conserves de première bourre ! À signaler à Félicie !

— Vous ne mangez pas ? s’inquiète le neveu Bérurier qui vient de vider la poivrière sur ce qui lui reste de sole.

Je rigole.

— Monsieur a des projets ? fais-je en montrant le poivre.

La petite mariée rosit. L’autre tordu avale son aphrodisiaque sans moufter. Avec son naze en pied de marmite et ses portugaises en chou-fleur, il ressemble à un accident de motocyclette.

J’ai la dent et je consomme en quatrième le poisson en train de refroidir dans mon assiette.

Cette fois, je tiens le bon bout. Dans ce métier à la mords-moi-le-neutre, ce qui compte, c’est d’arriver à prendre le départ… Une enquête, c’est comme un voyage en avion : ce qui compte, c’est le décollage et l’atterrissage.

Maintenant, j’ai un indice… Je vais pouvoir partir sur une base solide. Plus le temps passe, plus l’image de ce mort me hante. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression qu’il m’appelle…

Le taulier met sa boutanche de mercurey. Une splendeur ! On a l’impression de boire la Bourgogne un jour qu’il fait beau. Le picrate me file de la surcharge dans les cellules grises. Je torche délicatement ma bouche ourlée de crème.

— Dites donc, fais-je à mon hôte, le copain aux paupières tombantes a dû recevoir une visite hier matin, non ?

Il secoue la tête.

— Non…

Je n’insiste pas. Pourtant ce point me chiffonne, car enfin, s’il nous a suivis dans un bahut qu’on lui a amené, son complice devait se trouver dans le patelin… À moins qu’il ait seulement déposé la guinde et ne soit reparti avec l’autobus, ce qui est improbable…

— Il y a d’autres hôtels ouverts dans le pays ?

— En face : La Perruche Dorée… Mais c’est une gargote ! Vous pensez, le patron est un ancien tenancier de maison close. Et il s’est mis dans le crâne d’être son propre chef.

— En effet, admets-je, au menu ça doit être poule sur canapé, langue fourrée et délices maison.

J’achève de briffer, je souhaite bon pucier aux deux petits champions de la Brouette-bretonne qui louchent sur l’escalier et je traverse la street pour interviewer l’ancien marchand d’amour.

Le gars se tient dans l’encadrement de sa lourde. C’est un mastard de deux cents livres qui a l’air aussi aimable qu’une mitrailleuse jumelée. Son antipathie à mon égard confine à la répulsion. Vraisemblablement il pardonne difficilement à ses contemporains d’aller chez le concurrent d’en face.

Il me voit traverser la chaussée et s’efface pour me laisser entrer.

Il est gros, blond, avec une tignasse hirsute et des bajoues qui tremblotent de chaque côté de sa frime comme les fesses d’une sexagénaire.

Il me file un méchant coup de périscope et interroge, d’un ton qui épouvanterait un crocodile :

— C’que c’est ?

Avec ce genre de tordu c’est pas la peine d’envoyer une gerbe de roses pour s’annoncer. J’y vais de mon petit électrochoc portable : ma carte de matuche.

Il en a vu défiler tellement sous son nez, le gars, au cours de sa carrière de marchand de peaux, qu’il n’a pas même un soubresaut.

— Et alors, quoi ? fait-il, bougon, mais d’une voix cependant radoucie, qu’est-ce qui se passe encore ? Merde ! j’ai pris mes invalides et v’là encore la rousse qui débarque !

— La Normandie incite au débarquement, rigolé-je…

— Où ce qu’y faut se carrer pour avoir la paix, soupire cet estimable commerçant. On dit que la France c’est le patelin de la liberté, tu parles, Charles ! À chaque pas tu butes dans un monsieur qui te fait tartir avec la loi… Ou bien c’est le fisc qui se la ramène avec son tronc des grands jours ; ou alors les messieurs déguisés en veuves de guerre qui ramassent pour le denier du culte ! Pas moyen d’être peinard…

J’essaie d’interrompre ce procès de la civilisation mais avec Totor-les-Grosses-Mécaniques, c’est macache ! Il ne m’accorde pas la plus petite suspension d’audience. Le temps d’avaler un peu d’air et il me file la suite de son 45 tours !

— J’avais une maison qui marchait bien, poursuit-il avec force, la gorge bruissante de trémolos émus. Je n’employais que des Françaises, je tiens à le préciser… Chez moi c’était cordial, propre, intime… Vous vous seriez cru chez vous !