Si j’ai affaire aux dingues, maintenant, c’est le bouquet !
La clinique se situe dans un hôtel particulier cerné de hauts murs. Je sonne à la grille et un type nippé en bleu horizon avec des rubans de décorations plein la boutonnière vient m’ouvrir. Par-delà la grille, il y a un petit jardin avec des grands arbres frais, des massifs de rosiers, et un bassin peu profond où glougloute une eau romantique.
Le zigue ressemble à Jean Nohain. Comme l’illustre présentateur il a le tif rare et gris, la bouche plutôt verticale et un store baissé. Seule différence, mais de poids : il bégaie.
— Qué qu’est-ce…
— Je voudrais parler au professeur Lafrère, coupé-je pour lui épargner une tyrolienne superflue…
Le gars se met à m’expliquer que le professeur ne reçoit que sur rembour. Alors je lui dis qui je suis et son clapoir a tendance à redevenir horizontal.
— Je… Je vais… Je vais…
Il m’agace. Faut toujours qu’un bègue fasse des giries supplémentaires, qu’il commente ses faits et gestes et qu’il vous annonce le temps en vigueur.
— Posez ça là, mon vieux, tranché-je, je ferai le tri ! En attendant, galopez chez le professeur pour lui annoncer ma visite !
Il me file dans la poire un regard qui ferait fondre un Frigidaire. Puis, claudiquant, s’éloigne vers le bâtiment.
Resté seulâbre, je repousse la lourde et m’y adosse pour examiner l’hôtel. C’est une construction très Île-de-France, avec un toit d’ardoise, des volets bleu pâle, et du fromage au-dessus des fenêtres. Celles-ci ont été armées postérieurement de barreaux solides…
La taule est silencieuse mais, soudain, un cri éclate… Un hurlement insensé, long, vibrant, qui me déchire les nerfs.
Je sursaute… Effaré je bigle la façade morte. C’est alors qu’un éclat de rire me fait tressaillir. J’avise, contre le mur, à ma droite, une dame assise sur un banc. Elle porte une robe de bure blanche et je n’ai pas besoin de la regarder à la scopie pour comprendre qu’elle a une araignée au plafond. Probable que c’est une inoffensive puisqu’elle est assise sur un banc du jardin.
Elle est entre deux âges, avec les cheveux dénoués et un regard qui ne voit pas les mêmes choses que vous.
Elle me désigne la construction et me dit :
— C’est la folle… Elle crie toujours comme ça, lorsque le temps veut changer.
— Vous êtes en traitement ici ? m’enquiers-je, obligeamment.
— Non, dit-elle, je me cache seulement… Il y a des gens qui me veulent du mal… Ils avaient installé une machine parlante chez moi… Je n’ai jamais pu trouver où… Dès que j’allais me coucher, la machine se mettait à fonctionner et me criait des injures, vous avouerez que c’était pénible.
J’avoue. Sur ce, le Jean Nohain bègue s’annonce et me dit que le professeur va me recevoir dès qu’il aura achevé sa visite des malades. En attendant le décoré-moiteur me fait entrer dans les locaux. D’abord c’est un grand hall blanc avec le bureau de la réception à droite et la standardiste à gauche. Puis une volée d’escadrin monumentale.
Nous contournons l’escalier et je lis sur une porte blanche : « Bureau de M. le Directeur ».
Le portier m’invite à en franchir le seuil. Me voici donc dans une vaste pièce solennelle et vieillotte, pleine de meubles cirés et de livres reliés.
Je m’approche, en patinant, d’une chaise couverte de cuir et j’y dépose cette partie de moi-même qui me rend tant de services lorsque je suis fatigué.
Un assez long moment s’écoule, ensuite de quoi la porte s’ouvre sur un monsieur aux cheveux blancs, mais d’un âge raisonnable. Il porte des lunettes sans monture, il a des yeux intelligents, d’un bleu profond, et ses gestes sont aisés. Une blouse blanche boutonnée sur l’épaule lui donne l’air de ce qu’il est, à savoir un toubib.
Il referme et s’avance vers moi. Les cinq pas qui le séparent de cette haute personnalité lui sont suffisants pour la jauger. Lorsqu’il me tend la main, il sait déjà que je ne suis pas un poulet grossier et ignare, mais au contraire un type jeune, intelligent, dynamique, assez joli garçon, bien sous tous les rapports et qui ne cherche pas du tout dame ayant situation équivalente en vue mariage.
— Commissaire San-Antonio, fais-je… Je m’excuse de vous déranger dans vos occupations, mais je cherche quelqu’un qui peut-être se trouve chez vous.
Il fronce le sourcil et va s’asseoir derrière son bureau.
— Un malade ? demande-t-il.
— Oh sûrement pas. Je m’intéresse à une jeune femme blonde, vêtue de noir…
— Vous voulez dire à une infirmière ?
— Je ne veux rien dire… Je cherche cette personne. Outre son signalement, je sais que quelqu’un l’a appelée au téléphone dans la soirée de dimanche. Je sais en outre que l’appel venait de la banlieue de Caen.
Le professeur Lafrère se caresse le menton d’un air perplexe.
— Voilà qui est bien troublant, monsieur le commissaire… Mes infirmières n’ont pas pour habitude de recevoir des appels téléphoniques personnels en cours de travail, et surtout pas la nuit… Attendez un instant…
Il décroche son bignou, appuie sur le bouton rouge près de la fourche et dit :
— Madame Duchemin, étiez-vous de service dans la nuit de dimanche à lundi ?
J’entends la réponse depuis ma chaise.
— Oui, monsieur le directeur.
— Alors venez un instant ici…
— De cette façon, votre lanterne sera éclairée, dit-il… Vous êtes certain qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?
Entre nous et le cas d’égalité des triangles, je n’en suis pas tellement sûr. Le gargotier de Riva-Bella a bien pu se coller le doigt dans l’œil jusqu’au fondement lorsqu’il est allé fouiner dans sa cabine téléphonique… Il recherchait un bout de papezingue comportant un numéro qu’il n’avait plus en mémoire, et d’ici qu’il ait foutu la main sur un autre…
Entrée de la dame Duchemin. Une nature ! Un mètre cinquante, quatre mentons, un strabisme convergent, un parfum refusé par le groupement d’achat d’Uniprix et la cinquantaine dûment frappée.
Elle me file un sourire qui donnerait le torticolis à une tête de veau vinaigrette.
— Madame Duchemin, fait le professeur, ce monsieur me dit qu’un appel téléphonique a été envoyé ici depuis le Calvados dans la nuit de dimanche à lundi ; puisque vous étiez de service, vous devez vous en souvenir, non ?
— Très bien, admet la dame…
Je l’embrasserais. Ce me serait d’autant plus commode qu’étant assis ma bouche se trouve à la hauteur de la sienne.
— Qui demandait-on ? fait Lafrère, mécontent.
— Mme Berthier…
Lafrère en essuie ses lunettes, comme si le fait de mieux voir lui permettait de mieux piger.
— Mme Berthier ! Vous êtes certaine ?
— Tout ce qu’il y a de.
— Qui est cette dame ? fais-je.
— Une infirmière chef… Nous en avons deux ici : une qui fait le jour et l’autre qui fait la nuit…
— Elle n’est donc pas ici en ce moment ?
— Non.
— À quoi ressemble-t-elle ?
Lafrère lit dans ma pensée.
— Oh elle n’est pas blonde et ça n’est pas une jeune femme, si c’est ce à quoi vous songez…
Je soupire.
— Donnez-moi toujours son adresse.
Lafrère congédie la standardiste d’un signe et feuillette un registre pour trouver la crèche de la dame Berthier.
— 17, rue Clapeyron, annonce-t-il.
Je prends note.
— Il y a longtemps qu’elle est à votre service, cette dame ?