— Voyons, dis-je, s’il est aveugle !
Je lui tends la loupe.
— Regardez ce visage, non pas dans son ensemble, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, mais en détail… Et dites-moi s’il est crispé par la mort ! Pas du tout. C’est un visage crispé par l’attention… Un visage qui guette ! Un visage perdu dans la nuit… Si vous voulez mon avis, mon petit Favier, cet homme n’est que blessé… Peut-être même est-ce sa blessure qui a causé la cécité dont il est affligé.
Favier bondit. Il a un élan.
— Vous avez une petite heure, commissaire ?
— Oui.
— Bon, je vais localiser la blessure et en faire un agrandissement de façon à ce que nous puissions mieux en mesurer la gravité !
Je trouve l’idée excellente. Le grand Favier évacue son incendie dans son royaume qui pue l’hyposulfite.
À peine est-il parti qu’on frappe à ma porte. C’est Pinuche. Il a une estafilade rouge à la joue et, pour arrêter l’hémorragie, il a collé dessus des feuilles de papier à cigarette. Ainsi affligé il ressemble à une momie qu’on n’aurait pas fini de déballer.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Pinaud ? T’as eu des complications avec un arbi ?
— Non, j’ai voulu me raser…
— Toujours des initiatives malheureuses, fais-je… Naturellement t’as pris un couteau de cuisine au lieu de ton rasoir ?
— Pas exactement, je me suis regardé dans le calendrier des PTT au lieu de me regarder dans la glace… J’avais un peu trop bu de blanc et les plombs avaient sauté à la maison… C’est pas pratique, tu sais, de se raser à la lueur d’une bougie.
Il s’assied sans me demander si sa venue m’est ou non agréable.
— Je voulais te dire, fait-il après s’être raclé la tempe d’un ongle noir et racorni, Bérurier a disparu… Nous avions rendez-vous chez lui, ma femme et moi hier, pour une belote… Et il n’est pas rentré… On a dû jouer à trois, mais ça n’a pas le même charme. La belote…
Je l’arrête.
Je me fous de la belote. D’abord j’ai horreur des jeux, ensuite je suis trop préoccupé pour subir un cours de Pinuche.
Bérurier qui découche ! C’est nouveau, ça !
Je prend l’appareil intérieur et je demande à parler au Vieux. Quelques secondes s’écoulent et la voix bien timbrée mais impatiente de mon chef me chatouille les manettes.
— San-Antonio, annoncé-je, dites-moi, boss, vous avez envoyé Bérurier en mission ?
— Non, pourquoi ?
— Il a disparu depuis hier…
Le Vieux garde le silence. Il lui faut toujours le temps de la réflexion.
— Curieux, fait-il enfin. Il ne lui est pas arrivé un accident par hasard ?
— Je ne sais pas…
— Alors renseignez-vous et tenez-moi au courant.
Il raccroche. Pinaud se roule une cigarette. Il l’allume avec un briquet à la flamme fumeuse, se brûle trois millimètres de moustache, douze cils et les poils du nez…
— Dis voir, murmure-t-il, t’as pas une vague idée de ce qui a pu lui arriver ? Sa femme est inquiète… Hier, elle était tellement anxieuse au moment où nous sommes partis qu’elle m’a demandé d’aller chercher leur ami le coiffeur pour lui tenir compagnie…
— T’aurais dû en profiter pour te faire raser, tranché-je…
— Si on y avait pensé assez tôt, on aurait pu aller le chercher tout de suite, le coiffeur, comme ça on aurait fait la belote à quatre. Parce qu’il faut que je te dise… la belote à trois…
Je cogne mon bureau d’un poing exaspéré.
— La ferme, déchet !
Il se rebiffe comme toujours.
— J’ai vingt-cinq ans de plus que toi, et il est inadmissible que…
Je fais claquer mes doigts.
— Il est arrivé quelque chose à Bérurier… Pas de doute… Le gars aux grosses paupières le connaissait. Notre ami a dû retrouver sa trace et l’autre l’a démoli !
Pinaud en oublie ses récriminations.
— Démoli, Béru !
— Je le crains. Il faut faire quelque chose, et presto…
— Mais quoi ?
Oui, quoi ? Où le Gros a-t-il pu porter ses grands pieds ? Quel fil conducteur a pu le conduire jusqu’au salopard qui…
— Peut-être a-t-il commencé une filature, suggère Pinaud. Suppose qu’il ait été obligé de prendre le train ? Il n’a pas la possibilité de téléphoner et…
— Oui, bien sûr…
J’hésite à mettre Pinuche sur le coup. Pour cela il faudrait tout lui expliquer… Non, je vais m’occuper de l’affaire moi-même.
À cet instant le téléphone retentit. C’est l’ambassade de Danemark qui me réclame. Un attaché s’assure de mon identité et me dit que la police danoise vient de répondre à son appel. La fille Kessmann était une petite infirmière de l’hôpital de Fredericia, on l’a retrouvée noyée sur la grève, le mois dernier… On a supposé qu’elle avait voulu faire une promenade en mer et que le canot s’était retourné, car celui-ci a été retrouvé au large, la quille en l’air !
Lorsque je raccroche j’ai nettement l’impression que nous avons mis le nez dans une vache affaire.
— Pinaud, fais-je brusquement, connais-tu le Danemark ?
— Non, dit-il…
— Eh bien, tu vas le connaître…
Il fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— Le plus bêtement du monde : en y galopant…
— Hein ! éructe le fossile, tout de suite ?
— Immédiatement, et peut-être avant !
— Mais…
— Quoi ?
— J’ai une soirée chez mon beau-frère, ce soir… Tu sais, Poitoud, le marchand de vin, celui qui a épousé Amélie, l’aînée de ma femme ?
— Eh bien, ton marchand de picrate pourra mettre de la flotte dans son vin en attendant ton retour. Tu vas prendre le premier avion pour Copenhague… Une fois là-bas tu sauteras dans le train pour Fredericia… Il me faut tous les renseignements possibles sur une certaine demoiselle Kessmann qui s’est noyée le mois dernier…
Pinaud secoue la tête avec l’énergie d’un désespoir qui transparaît sur sa tronche de gâteux.
— Non, supplie-t-il, pas l’avion… Je ne peux pas le supporter…
— C’est regrettable, fais-je, mais tu vas le prendre quand même… À moins que tu ne préfères donner ta démission.
Il a un ahanement de vieux bûcheron abattant son dernier chêne.
— Tu ferais ça, San-Antonio ! À moi qui ai toujours été un père pour toi !
— Me fais pas chialer, ça ferait couler mon Rimmel ! On va te conduire dare-dare à Orly. Je sais qu’il y a un zoiziau en partance pour Oslo via Copenhague dans une heure environ… Passe à la caisse prendre des devises et un ordre de mission auprès des autorités danoises…
Il a des larmes dans ses yeux flétris.
— Tu n’es pas chic, San-A. J’aurais pu prendre le train…
— C’est ça, et mettre deux jours avant d’arriver à Fredericia ! Je te connais : tu rates toujours les correspondances… Non, ça urge… Je sens que je tiens le bon bout, alors profitons-en… Va et câble-moi tous les renseignements dès que tu les auras…
— Je vais être malade dans l’avion !
— Ça te passera le temps…
Il bredouille :
— Et si je me tue ?
Je le regarde, pris de pitié. Je connais mon Pinuche. Il n’y a pas plus courageux que sa pomme dans les cas désespérés (les plus doux, comme disait… l’autre) mais dans la vie courante il est plus timoré qu’une vieille fille voulant franchir à gué le Mississippi.
— Si tu te tuais, Pinaud, fais-je, ta veuve toucherait une pension exactement comme si tu avais été un individu normal.
Il grommelle encore des imprécations, mais je le pousse vers la sortie en lui disant de se presser.