Выбрать главу

Favier entre en courant, bousculant Pinaud dont le chapeau choit sur le parquet. Le vieux chnock se met alors à déclamer des trucs émouvants sur le respect qu’on doit à ses cheveux blancs et l’absence de respect des nouvelles couches.

— En fait de couche, c’est toi qui détiens la plus épaisse, tranché-je en shootant dans son galure qui va faire un vol plané dans la cage de l’ascenseur.

Là-dessus je lui claque la lourde dans le dos. Et je crie : « Bon voyage ! »

Favier exulte.

— Vous aviez raison, San-Antonio…

Il tient à la main une épreuve format 18 × 24 consacrée uniquement à la blessure de notre homme aux yeux morts.

— Je viens de montrer ce cliché au docteur Bermuel… Il assure que cette blessure n’a pas été produite par une balle. Mieux, il prétend qu’elle était en voie de cicatrisation lorsque la photographie a été tirée…

— Hein ?

— Regardez, effectivement on constate, grâce à l’agrandissement, que les chairs se ressoudent, sur les bords de la plaie. D’autre part les lèvres de cette plaie sont en forme de courtes languettes. Le docteur Bermuel a raison : c’est un éclat de métal, aux arêtes vives, qui a blessé l’homme…

Je me frotte les mains.

— Vous ne direz pas que je n’ai pas le compas dans les calots, Favier ?

— Personne n’en doute, commissaire !

J’ai une courbette reconnaissante.

— Bermuel est toujours dans nos murs ?

— Oui, il apporte une expertise au Vieux et il est obligé de faire antichambre car le patron est en conférence…

— Dites-lui de venir un instant…

Favier disparaît et je reste en tête à tête avec cette blessure, si je puis ainsi m’exprimer.

Bermuel radine, escorté de Favier qui biche comme un pou sur le crâne d’un clodo. Après tout, c’est un peu son affaire, et il lui plaît de la voir croître et se multiplier comme le ferait une plante rare.

Bermuel est un petit gros avec un bide de bouvreuil et un visage signé Cadum. Il est appétissant comme un jambonneau. Un anthropophage le croûterait sans le faire cuire !

On s’en serre cinq chacun et je lui montre la photo.

— Favier m’a fait part de vos conclusions, elles jettent sur l’enquête ce que les journaleux appellent « un jour nouveau »… Moi, j’ai une autre question à vous poser…

Je lui tends la première image, celle qui représente l’inconnu.

— Pensez-vous que cet homme soit mort ou aveugle ? Pensez-vous que sa cécité, si comme je le crois vous inclinez vers cette thèse, soit consécutive à cette blessure ?

Il pose une vieille serviette en vache galeuse sur le coin de mon bureau, accroche sur son petit pif rose des lunettes à la Marcel Achard comme s’il voulait jouer avec moâ, et étudie la première image.

Nous retenons notre souffle afin de ne pas troubler son examen.

Il se passe bien cinq minutes avant que le toubib remue.

— Mais cet homme n’est ni mort ni aveugle ! affirme-t-il.

Favier et le gars bibi poussons un même hurlement incrédule.

Je bigle encore l’image, histoire de vérifier si par mégarde je ne lui aurais pas présenté la photo de mon cousin Alfred, celui qui a des varices et les Palmes académiques.

Mais non, il s’agit bien du bonhomme que j’ai appelé « le mort », puis « l’homme aux yeux morts » et que je ne sais plus comment qualifier…

— Enfin, Bermuel, vous ne voyez pas ce regard éperdument inexpressif ?

— Mon cher ami, l’inexpression n’est pas la mort. Je vais vous dire mon point de vue…

— Bonne idée, j’ai toujours eu peur de mourir de curiosité.

— Cette photographie a été prise au flash… probablement d’assez près. L’éclat intense a chassé des yeux toute expression. Ce que vous prenez pour un regard vide est en réalité un regard ébloui…

Chapeau… Il a du stock sous le chapiteau, Bermuel.

Je pousse un soupir qui attise la chevelure incandescente de Favier. Bientôt faudra mettre des lunettes de soleil pour le regarder.

— Merci, doc, vous êtes un crack, si un jour je trouve une Légion d’honneur dans une pochette surprise je courrai l’accrocher à votre veston.

— Pas la peine, fait-il en riant, je n’aime pas le rouge.

— Eh bien si vous n’aimez pas le rouge, je vais boire un verre de blanc à votre santé.

Là-dessus je me sauve avec un tas d’idées nouvelles à préparer.

Pour la gamberge, lorsque je ne suis pas chez moi, rien ne vaut une petite salle de bistrot. Dans les auréoles tatouant le guéridon de marbre, je trouve ces pensées géométriques qui vous branchent sur la logique.

Le troquet d’en face est désert à ces heures. Je vais tout au fond, sous un trophée de chasse constitué par une tête de marcassin ressemblant à Bérurier. Cette comparaison me fait penser au Gros. Où diantre est-il allé se coller les ailes, l’idiot !

Il a dû trouver une piste sérieuse et il a foncé avec ses pieds plats et sa vue basse. Seulement il est passé aussi inaperçu qu’un mal blanc sur le nez d’une négresse. Pourvu qu’on ne me l’ait pas dérouillé, mon bouddha maison ! J’ai beau le charrier et il a beau être gland à faire pleurer un gendarme, je l’aime bien Béru… Et vous autres aussi, n’est-ce pas, depuis le temps que je vous en casse sur cézigue ! C’est un personnage, quoi ! Il occupe sa place dans le grand concert de la société ! M… v’là que je fais de la littérature, ils vont encore insister pour me cloquer le Nobel ! Pourtant, on a besoin parfois de se mettre une fleur à la boutonnière, non ? Ou bien de regarder une jolie fille descendre d’une quatre chevaux ! Moi j’ai besoin d’adresser en passant un hommage ému à Bérurier, le plus gros, le plus cradingue, le plus considérable des flics… Et quand je dis qu’il occupe sa gâche dans le concert, je sais ce que je bonis. Tenez, gardons l’exemple du concert. Parfois, dans un orchestre, vous voyez un minable qui joue du triangle. À côté du batteur cerné par ses chaudrons, il a l’air de touiller une infusion. Vous vous dites que s’il allait pêcher la sardine à l’huile dans le bassin des Tuileries ça serait du kif côté harmonie ?… Eh bien non ! Que le zig s’en aille avec son petit cintre pour vêtement de poupée et illico il manque quelque chose. On entend son silence, on voit son absence… Car c’est ça le mystère : le gars n’a pas de présence, mais il a une absence. Tout le monde a une absence, même vous, bande de gougnafiers ; même moi… Vous verrez comme vous l’aurez saumâtre lorsque je ne serai plus là pour vous écrire des calembredaines et que vous demeurerez enfin seuls avec l’Almanach Vermot.

L’absence de Bérurier chante en moi un petit hymne frêle et doux…

Je commande à tout hasard un grand blanc-cassis que j’entends boire à la santé de mon illustre camarade et à l’énergie du vaillant coiffeur qui assure l’intérim dans son ménage.

J’avale le muscadet et je prends à mon Hermès une feuille périmée. J’expulse de sa gaine la mine rétractile de mon Bic deux tons (assorti à la couleur de mon slip).

J’écris en caractères imprimés :

1) Un homme blessé photographié.

2) Une femme blonde, possédant l’identité d’une Danoise morte, se fait voler l’appareil contenant la photo du 1, ainsi qu’une trousse médicale.

3) Un homme aux grosses paupières fait l’impossible pour récupérer l’appareil.

4) Cet homme téléphone à une dame Berthier qui est infirmière. On trouve cette dernière assassinée.

5) La Danoise dont la femme blonde a usurpé l’identité est morte dans des circonstances curieuses. ELLE ÉTAIT INFIRMIÈRE !