Je lui présente la photo de Caseck.
— Est-ce lui ?
— Mais oui ! Je finissais de me donner un coup de peigne là, devant la fenêtre…
Je regarde dans la direction indiquée et j’aperçois un miroir fixé à l’espagnolette de la croisée.
Le brave homme reprend.
— Le type en question est descendu de l’auto… Il s’est mis à regarder dedans, par terre, puis à l’arrière, comme s’il cherchait quelque chose…
— Il ne cherchait rien, expliqué-je, il s’assurait au contraire s’il n’oubliait pas quelque chose…
— Ah ?
— Oui… Vous n’avez pas attendu pour voir dans quelle direction il partait ?
— J’ai pas attendu, mais une minute plus tard je suis parti prendre l’autobus et je l’ai vu qui prenait un taxi porte de Vanves… À la station.
Je sursaute.
— Vous êtes certain que c’était lui ?
— Ben ! Je m’ai dit qu’y devait être en rideau avec son os… Il portait un pardessus marron et un chapeau noir…
— Oui, c’est bien ça… Quel genre de taxi a-t-il pris ?
— Je vais vous le dire, parce que j’ai l’œil observatoire : c’était une 403 noire avec écrit dessus, en jaune, « Taxi-Radio », vous savez… Y en a quèques-uns en circulation maintenant.
Je bondis.
— Vous seriez rasé de frais je vous embrasserais, mon vieux !
Ça ne lui plaît pas.
— Faut pas chercher le bonhomme ! tonne-t-il en frappant la table du poing.
Sa vieille le calme. Il est nerveux, le gars…
J’extrais un billet d’une demi-jambe et je le cloque au pilon en lui disant de se payer la DS 19 avec. Puis je fonce…
J’enjambe à nouveau la fenêtre.
— Faut pas se gêner, rouscaille l’irascible ouvrier. Ah ! les perdreaux, je vous jure qu’y sont d’un sans-gêne ! Donne-moi c’t’argent, Riri, tu n’saurais pas quoi en foutre !
Au central des taxis-radios, on lance un appel général pour demander au chauffeur conduisant une 203 noire ayant chargé vers huit heures du matin, la veille, un quidam portant chapeau noir et pardessus marron de se faire connaître illico. Ça ne traîne pas. Moi je la trouve merveilleuse, l’invention. À peine le speaker s’est-il tu que l’intéressé décroche depuis sa bagnole.
— Ici 55, fait-il, c’est moi qui ai pris l’homme.
— Arrivez tout de suite… Police !
— J’ai un client à déposer à l’Alma… J’y serai dans dix minutes… Effectivement, douze broquilles plus tard, je vois paraître un grand costaud aux tempes grisonnantes portant un blouson beige à col de laine. Il est sympa, le chauffeur.
Je le salue et lui propose l’image de Caseck.
— Gi ! fait-il. C’est le type…
— Où l’avez-vous conduit ?
— Rue Cambronne… À l’angle de la rue de Vaugirard…
— Et puis ?
Il me regarde.
— Et puis c’est tout. Il m’a payé, j’ai relevé mon drapeau…
— L’angle de deux rues, c’est pas un terminus… De quel côté s’est-il dirigé ?
— Pas fait attention…
Enfin, c’est toujours ça… Caseck n’allait pas se faire stopper devant sa crèche. Il a probablement pris un autre taxi, ou bien le métro pour déjouer les recherches.
— C’est bon, je vous remercie… Voici pour votre dérangement.
Second bifton de cinq cents balles à porter sur ma note de frais. Je ne suis pas de ces flics qui font une réputation de pouillerie à la police.
Le costaud du volant enfouille l’artiche, assez éberlué.
Je salue ces messieurs des taxis-radios et je poursuis ma ronde aveugle. J’ai déjà avancé quelque peu… En tout cas, me voilà confirmé dans ma certitude : la bande n’a pas quitté Paris.
Je roule à la paresseuse jusqu’à la rue de Vaugirard, je stoppe à l’angle de la rue Cambronne (un type auquel je pense beaucoup, ces temps).
Ayant réussi à garer mon auto, je fais un rapide tour d’horizon.
J’avise une vieille marchande de biftons de la Loterie. La dame glapit que nous sommes un 13 et elle lance cette remarque sur un ton qui signifie « ceux qui ne prennent pas un billet ne sont que des tordus ! »
Je m’approche, j’achète un numéro se terminant par 8, mon chiffre clé, et je lui montre simultanément ma carte et la photo.
— Dites voir, petite dame, il faut que je retrouve un citoyen à tout prix. Je sais qu’il s’est fait conduire ici hier matin, avant neuf heures. Il est descendu d’un taxi-radio, ça ne vous dit rien ?
Ses gobilles pendent sur la photo comme les médailles d’un ancien combattant qui se baisse pour rattacher son lacet.
— Non, dit-elle. Je n’ai pas remarqué. Je ne sais pas si vous vous rendez compte…
Elle a un geste demi-circulaire pour me faire apprécier la foule qui l’environne. En effet, je crois un peu aux mouches. J’ai trop confiance en le hasard… Ça me perdra…
— Il avait un pardessus marron et un chapeau noir, insisté-je.
Elle sourit.
— Tiens, ça me dit quelque chose… Oui, un type qui est descendu d’un taxi. En payant, il a laissé tomber une pièce de monnaie de sa poche et il ne s’est pas seulement baissé pour la ramasser… Neuf heures, vous dites ?
— Un peu avant ?
— D’accord… C’est lui : moi je buvais mon Viandox… Tous les matins, le garçon du bistrot d’en face m’en apporte un…
— De quel côté est-il allé ?
Elle montre la rue Cambronne.
— Il a descendu la rue…
— Merci…
— Ça peut vous aider ? demande-t-elle, intéressée.
— Beaucoup, fais-je sincèrement. Il y a une station de taxis, non loin de là, il n’a pas pu ne pas la voir… Il y a également des stations de métro. S’il les a toutes dédaignées c’est que… C’est que son lieu de destination n’était pas éloigné…
Je fais un signe de tête accablé. Plus j’approche du but, plus je désespère… Maintenant, je ne vais pas pouvoir continuer seul. Que faire ? Je ne peux pas aborder les gens pour leur demander des nouvelles de Caseck. Jusque-là, il a été repéré parce qu’il accomplissait des actes précis, relativement repérables, tels que ceux consistant à fouiller une auto, prendre un taxi-radio et perdre de l’argent en payant la course… Mais maintenant ? À moins qu’il n’ait marché sur des échasses ou jonglé avec des casquettes, personne n’a pu prendre garde à lui… Seules mesures à prendre : mobiliser une troupe de poulets avec mission de visiter toutes les concierges du quartier pour leur soumettre la photo de Caseck…
C’est bon, puisqu’il faut agir ainsi, agissons ainsi…
J’entre dans la première brasserie venue et je commande un blanc-cassis (mon vice). Quand j’ai éclusé l’aimable breuvage, je descends au sous-sol parce que le mot « Téléphone », souligné d’une flèche, est placé en haut d’un escalier.
La dame des toilettes rajuste sa jarretelle, ce qui m’ouvre une perspective sur sa cuisse potelée et ses dessous d’un bleu azuréen.
— Pourrais-je avoir un jeton ? demandé-je, non sans une gauloise arrière-pensée.
Elle me montre alors un carton sur lequel elle a tracé les deux mots « En dérangement ».
— Il ne faut qu’un r à « dérangement », lui dis-je.
Elle bigle son écriteau.
— Mais je n’en ai mis qu’un ! proteste-t-elle.
— Aussi permettez-moi de vous féliciter !
Je m’en vais tandis qu’elle se demande anxieusement si je suis tombé sur la tête ou si c’est congénital.
Rien ne m’horripile plus que de pénétrer dans un troquet avec l’intention précise de donner un coup de grelot ou de faire pleurer le gosse et d’y trouver le bigophone détraqué ou les ouatères condamnés.